Amandine Glévarec — Chère Émilie, tu es française, née en 1984, et en Suisse depuis 2006, peux-tu nous toucher un mot de ton parcours personnel et professionnel ?
Émilie Boré — Je suis effectivement française : c’est à dire un peu normande, un peu parisienne, née en Haute-Savoie, puis élevée en plein air au pied du Jura, dans le Pays de Gex. On raconte même que Jean Sans Terre était mon ancêtre. Ce qui me plaît bien car j’adore l’humour anglais. On dit aussi que mon arrière grand-père maternel a importé les palmiers en Normandie et que mon arrière-grand-père paternel, originaire d’Avignon, a développé la marque Pernod sur le marché hexagonal.
Petite, je voulais devenir « juge-clown » pour enfants : une profession qui me paraissait idéale pour atténuer la peine des jeunes condamnés. C’est l’époque où j’ai dévoré Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron, Poil de Carotte de Jules Renard, Vipère au poingd’Hervé Bazin, L’Enfant de Jules Vallès, Le Journal d’Anne Franck… Tous ces livres sur des enfants malheureux (moi qui ai eu une enfance délicieuse) m’ont profondément marquée. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles je me suis tournée spontanément vers la littérature jeunesse. L’enfant est pour moi une fantastique figure de héros. Sa candeur, sa fragilité et ses ressources insoupçonnées ; ce pouvoir de regarder le monde des adultes avec une fracassante lucidité… Nancy Huston, plus tard. Puis Joyce Carol Oates.
Adolescente, j’ai naturellement découvert les héros adolescents qui veulent grandir, Le Diable au corps de Radiguet, puis Colette et les premiers émois du Blé en herbe… Ont suivi les personnages adultes (peut-on encore parler de héros ?) et leurs inévitables regrets du passé, leur inadaptation dans l’amour ou dans la vie sociale : Une vie de Maupassant, Le Lys dans la Vallée et Les mémoires de deux jeunes mariées de Balzac, Le Portrait de Dorian Gray de Wilde, puis L’Homme pressé de Morand, sublime hymne trépidant au temps qui passe.
Puis j’ai voulu faire du théâtre. Là, mes parents m’ont suggéré de « faire des études d’abord et de voir après ». J’ai donc suivi des études de lettres modernes et d’histoire de l’art à Lyon qui m’ont bien sûr passionnée. J’ai marché dans les pas de ma grand-mère maternelle qui m’a emmenée au Louvre depuis ma plus tendre enfance pour voir « juste un tableau » (la vraie liberté) ; j’ai fait à mon tour l’École du Louvre et, patatras, je suis retombée en plein dans le XIXe siècle : les salons de Baudelaire, Manette Salomon des frères Goncourt, les peintres paysagistes de Barbizon, Gustave Courbet… C’était irrémédiable.
J’ai ensuite gagné Lausanne pour mon premier emploi dans une galerie d’art et un cabinet d’expertises où j’ai appris à estimer — mètre mou et loupe en poche — meubles, tableaux, objets d’arts et argenterie. Découvert Ramuz, Jaccottet, Hodler, Vallotton à la faveur d’un Master à l’Université, puis concentré mes efforts sur la représentation des glaciers dans les arts visuels pour mon mémoire. Me suis penchée particulièrement sur le cas du glacier du Rhône en Valais.
Ai rencontré Thierry Barrigue (ma « maman à moustaches ») qui m’a entraînée avec sa troupe de joyeux drilles dans la belle aventure de Vigousse, hebdomadaire satirique romand pour lequel j’ai été chroniqueuse culturelle et judiciaire.
Découvert Tours et Détours de la vilaine fille de Mario Vargas Llosa et Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson. Devenue rédactrice en chef d’un site et d’un magazine de loisirs en famille, rencontré la future illustratrice de mon premier livre, Lavipo. Moins lu, mais appris beaucoup.
Aujourd’hui, je travaille au Théâtre de Vidy (la chance) comme responsable éditoriale des publications. Je viens de finir Kafka au bord du rivage de Haruki Murakami et de relire, pour la 24e fois, Lucien se met au vert de Franck Margerin.
A. G. — Tu as été chroniqueuse pour Vigousse. Comment passe-t-on de l’écriture dans un journal satirique à la rédaction de contes pour enfants ?
E. B. — Le plus naturellement du monde je crois ! À Vigousse, j’ai d’abord appris un vrai métier : écrire pour des lecteurs. Ensuite, je suis naturellement attirée par le sens de l’absurde et de l’ironie ; si mes sujets et mon vocabulaire changent d’un public à l’autre, ma tonalité reste la même. En fait, je ne fais pas tellement de différence entre un enfant et un adulte.
Cela me fait penser à un vers de Gainsbourg : « j’ai le sens de l’ironie / j’me laisse aller à la tendresse ». Il semble paradoxal mais résume assez bien ce que je ressens quand j’écris, que ce soit pour des adultes ou des enfants : faire rire (ou sourire) pour dédramatiser, pour mieux se comprendre, mieux s’aimer. Je crois que je pratique l’ironie bonne pâte. Je n’ai pas la prétention d’être satirique et subversive, mais plutôt de cultiver un léger décalage avec les conventions.
A. G. — Ton premier recueil – Contes saugrenus pour endormir les parents – paru aux Éditions Stentor en 2014 a reçu un bel accueil. L’idée était vraiment de revisiter des fables connues de tous et de les parodier avec humour. Comment t’es-tu lancée dans ce projet ?
E. B. — Olivier Mottaz (qui a monté sa maison d’édition en 2014) m’a passé commande d’un livre destiné aux enfants. Comme il souhaitait se spécialiser dans les « mauvais genres », il m’a demandé d’écrire pour des garnements : c’était sa seule consigne. M’est alors venue très normalement l’idée de transgresser les règles et, pour cela, rien de tel qu’une forme aussi respectable que celle du conte. Mon Petit Poucet est donc devenu un patibulaire assassin, ma fée une punkette fumeuse, mon petit chaperon rouge une enfant dyslexique et daltonienne, ma Belle au bois dormant une ronfleuse. Et je remarque, notamment lors d’ateliers dans les écoles, que les enfants sont très réceptifs à cette forme d’humour : si certains sont un peu sur la réserve au début (« Quoi ? Une fée qui fume ?! »), ils finissent pas trouver jouissif l’exercice du détournement et imaginent à leur tour un héros saugrenu. Passés les premiers « J’ai pas d’idées », « J’sais pas quoi faire », je me retrouve avec une galerie de portraits allant de « Dora la trouillarde » à « SuperNul » en passant par « Bob la Serpillère » et « Les trois gros cochons ». C’est toujours une libération joyeuse.
A. G. — D’ailleurs, qu’est-ce qui te fait rire toi ?
E. B. — À peu près tout ce qui n’est pas prévu (voir la vidéo prise dans ma voiture l’hiver dernier), ce qui tombe au mauvais moment, ce qui se moque de soi-même, ce qui joue avec les mots (mais pas trop) ; les fous-rires me donnent des fous-rires, une chute ridicule me comble ; j’aime les démarches absurdes des Monty Python, le flegme de Garfield, la superbe d’Alexandre Astier et la splendeur de Pierre Desproges. Et j’aime bien l’humour de mon cousin Rodolphe.
A. G. — Tu as ensuite fait une belle rencontre en la personne de Maureen Dor, qui t’a ouvert les portes de sa maison d’édition – les Éditions Clochette – chez qui tu as fait paraître en 2015 Serge le loup blanc. Tu revisites alors le conte du Vilain petit canard d’Andersen. Peux-tu nous présenter ton livre et cette jolie expérience ?
E. B. — Le livre est en fait une réécriture d’un conte qui faisait partie de mon recueil des Contes saugrenus. Maureen a flashé sur l’histoire et m’a proposé de la réécrire à l’attention des plus petits : simplifier un peu l’histoire et le vocabulaire, imaginer des coupures dans le texte qui correspondraient aux dessins… Puis la réalisation du livre s’est enchaînée très rapidement : la fée des éditions Clochette a commandé les illustrations à Grégoire Mabire et j’avoue que c’est un grand honneur pour mon texte ! J’ai vraiment l’impression d’une correspondance intime entre son crayon et ma plume, et à ce titre, c’est déjà une grande réussite.
Concernant l’histoire, il s’agit effectivement d’une transposition du Vilain petit canard à la sauce mammifère à poils. L’idée qu’un loup s’appelle Serge me fait déjà beaucoup rire. Mais qu’il soit blanc et sans dents dans une famille de carnassiers, je me suis dit : c’est le bouquet. Plus un personnage est entravé, plus il me plaît. Plus il me touche. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont il va s’y prendre pour se faire accepter dans le monde tel qu’il est, au lieu d’essayer de gommer ses différences. C’est bête comme chou, mais c’est un sujet frappant pour des enfants : faire de ses différences une force. À propos de chou, Serge est aussi végétarien. Pas facile hein ?
A. G. — Question toute personnelle, mais as-tu des enfants ? Ou du moins des enfants dans ton entourage qui te servent de bêta-test ? On le voit bien avec nos petits chroniqueurs, les demandes des enfants sont rarement celles des adultes, leur vision de l’histoire aussi. Comment jongler avec ces attentes et se remettre dans la peau d’un petit lecteur, à notre âge avancé ?
E. B. — Je n’ai pas d’enfants (du moins pas que je sache), mais une pléthore de neveux de 4 à 14 ans dont je suis très proche. Depuis qu’ils sont petits, lorsqu’on se voit, c’est à celui qui dira ou fera la chose la plus absurde… J’ai par exemple appris à mes nièces à faire semblant de s’endormir au milieu d’une phrase, et la petite dernière de quatre ans m’a récemment traitée « d’escalier violet » (une injure dont je suis assez jalouse). Le bêta-test pour moi, c’est ça : de voir qu’on peut rire ensemble et parler le même langage, même avec 30 ans d’écart.
J’aime bien le terme « d’ami-enfant » développé par Lewis Carroll. J’aime bien l’idée qu’on puisse entretenir des amitiés et se comprendre même quand on n’est pas du même âge, du même monde.
À mi-chemin entre moi qui retombe en enfance et mes amis-enfants qui veulent grandir : c’est à peu près là que se situent mes histoires.
A. G. — Vas-tu continuer dans cette voie ou vas-tu un jour nous offrir un livre à destination des adultes ?
E. B. — J’aimerais bien n’avoir pas à choisir ! Continuer à écrire surtout, on verra à qui cela s’adressera. J’ai plusieurs textes pour les enfants et pour « les grands » dans mes tiroirs (à double-fond).
A. G. — Question subsidiaire : que peut-on te souhaiter pour 2016, jolie Émilie à qui tout sourit ?
E. B. — D’écrire des livres pour mes enfants !