« Je meurs », « Tu meurs »

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S’il y a bien un verbe que je ne sais pas conjuguer, c’est mourir. En me la jouant psychologie (de fin de nuit) (en bout de comptoir) (dans un bar), je me dis que si je ne sais jamais sur quel R danser, c’est peut-être parce que je fais un blocage. Un vrai. (Notons que j’ai le même problème avec courir) (ce que j’évite de faire, aussi, dans la mesure du possible). Dans notre Occident moderne, où le sexe et le fric s’affichent en 4×4, quel tabou nous reste-t-il à part celui de la Grande faucheuse ? La Fondation Chrysalide – institution neuchâteloise qui s’intéresse aux soins palliatifs – décide d’aborder la question en utilisant un biais ludique : la bande dessinée. Associée aux éditions Hélice Hélas, toutes deux donnent page blanche à 30 dessinateurs romands, pour un résultat en trois tomes, aussi plaisants à regarder qu’intelligents à lire.

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Nous entretenons tous un rapport particulier à notre propre mort, et surtout à notre propre santé. Passer l’arme à gauche, d’accord, mais si possible assez vite, sans douleur et super tard. L’angoisse de se sentir mourir, vieillir, souffrir, est bien présente dans le premier tome : Je meurs. Faire un AVC quand on est encore tout jeune ? Inimaginable. Mourir sur un coin de trottoir, en pleine guerre africaine, quand on a l’âge de taper sur un ballon de foot ? Non. Prendre de l’âge alors… mais si c’est pour perdre peu à peu la tête, à quoi bon. Rompre par Facebook et se faire briser les os par une voiture que l’on n’a pas vu venir, le nez planté sur son iPhone, c’est nul. Mais c’est la vie. Le tout en quadrichromie, avec des plumes variées et affûtées, chaque histoire raconte sa petite histoire, les traits sont plus ou moins précis, plus ou moins arrondis, les scénarios clairs comme de l’eau de roche ou un peu plus aériens. L’œil s’amuse de ces différents talents, l’esprit cogite, mais plutôt sereinement. Le plaisir de la lecture surplombe l’angoisse du propos.

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Second tome, second questionnement. Nous, ok, c’est acquis, on y passera, on le sait bien depuis nos 7 ans, au moins. Mais perdre sa maman, alors là non. Déni total, depuis nos 7 ans, au moins. Tu meurs ? Mais comment ça tu t’en vas ? Tu me laisses ? Tu souffres ? Et qu’est-ce que je vais faire moi, et qu’est ce que je peux faire moi ? L’émotion est palpable à chaque page de ce deuxième tome, peut-être parce que perdre l’autre c’est rester en vie, et voir que le monde continue de tourner. On ne peut guère se dire « après moi le déluge » quand c’est nous qui restons sous la pluie. Très tendres, les traits se font coups de pinceaux, esquisses, grisés. Les couleurs sont moins vives, moins bravaches, plus pastel, plus tendres. Chaque dessinateur garde son empreinte, son style, et ce n’est que plaisir renouvelé que de voir autant d’imaginations, de différences, chez de jeunes ou moins jeunes artistes, débutants ou confirmés.

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Le tome 2 nous donne envie de découvrir le tome 3 – Il meurt – tout comme le tome 1 nous donnait envie de découvrir le tome 2. Car la mort est une réflexion, et que multiplier les points de vue, c’est multiplier les chances de commencer à l’intégrer, à la comprendre, à la dépasser. Cette trilogie est d’une part un beau challenge, réussir à offrir une vision actuelle de ce qui se fait actuellement en matière de bande dessinée en Suisse romande, d’autre part une approche intéressante, à tout âge, d’un sujet qui nous concerne tous. Un cadeau à se faire, ou à faire, sans tabou, sans peur, sans déni.

Éditions Hélice Hélas