Les Neiges de Damas nous raconte l’histoire de la jeune Alice, étudiante en épigraphie, à qui la chance est offerte d’aller étudier des tablettes sumériennes, pour le compte du Musée national de Damas, en compagnie de son professeur, Adam Campagnon. Bien sûr, l’histoire ne s’arrête pas là, parce que la Syrie, parce que les vingt ans d’Alice, parce qu’il ne s’agit pas d’un récit de voyage. De cet hiver damascène, Alice rapportera avec elle la confirmation d’une faille, présente sans doute depuis longtemps (dans quel pays n’apprend-on pas aux enfants à laisser sortir la colère ?), qui ne va aller qu’en s’agrandissant, au rythme des bombes qui tombent désormais sur Damas.
Alice se fait remplacer dans ses divers petits boulots d’étudiante, écrit des lettres d’adieux, offre des cadeaux démesurés, on ne sait jamais. Elle s’impose une heure d’arabe par jour, malgré la succession d’événements inhabituels et douloureux qui ponctuent ce mois de décembre. Sa petite sœur a un accident. L’homme qu’elle aimait jadis lui annonce qu’il en aime une autre. Alice court de l’université à l’hôpital, des magasins à son manuel d’arabe, de l’ambassade syrienne à l’appartement de son ex-ami, où elle remarque de jolies boucles d’oreilles ethniques qui ne sont pas les siennes. À l’ambassade, elle suscite la curiosité des messieurs aimables et bedonnants qui y travaillent. Ils lui disent « Bonjour » dans un soupir lassé par ses visites fréquentes, elle aimerait leur dire « As-salaam’alaykum ». Mais elle n’ose pas, elle est isolée dans l’élan de son départ, insensible, obstinée. Alors elle ravale ses mots à peine ébauchés, son avis, sa crainte, ses protestations, ses pensées disparates dont elle n’a pas le temps de s’occuper. Elle s’en fiche, son cœur bat, elle est prête à tout, elle part à Damas. C’est un mois mouvementé, violent, avec un goût de fin du monde, un goût de terre et d’eau froide qui monte lentement en elle. Mais elle, dans son excitation, se coupe de tout, sait ou veut que ce soit la fin de tout.
Roman initiatique au sens le plus strict du terme, Les Neiges de Damas est le récit d’une prise de conscience, celle qu’il peut neiger dans le désert, celle que tout n’est pas tout noir ou tout blanc, celle que certaines choses ne s’expliquent pas, celle que l’on peut être tout et son contraire, tout à la fois. Alice avait déjà voyagé pourtant, et rien n’a pu la traumatiser dans cet univers clos et répétitif dans lequel elle a évolué durant quelques mois, passant sans effort apparent d’une nouvelle tablette à consigner au marché aux épices à découvrir. C’est pourtant là qu’elle situe la naissance du mal-être qui la touchera de plein fouet, quelques années plus tard. La guerre, bien sûr, tellement éloignée et pourtant frappant les rues qu’elle avait empruntées. La déception, aussi, d’un voyage dont elle se réjouissait tant et qui à certains égards s’est révélé insatisfaisant. Et l’âge, sans doute, qui veut qu’à vingt ans on doive quitter un certain cocon, une certaine idée préconçue du monde, pour se frotter à la terrible vérité. Vertige de n’être plus qu’un grain de sable dans cette réalité, temporelle et spatiale, qui un jour nous oubliera.
C’est un livre sur Damas qui ne parle pas de Damas. Ce n’est pas un voyage mais un séjour, ce n’est pas la description d’un lieu mais celle d’un hivernage personnel, d’un enfouissement, d’un trajet de taupe dans sa propre histoire. C’est une histoire de terre et de ce qu’elle cache. Il y a eu un trou noir, tout a été absorbé, distordu, transfiguré. Si on me dit que je ne peux pas comprendre, j’écris pour essayer quand même. C’est mon histoire mais ce pourrait être celle de n’importe qui. Ce moment où quelque chose surgit des profondeurs. Un désaccord entre soi et soi. Une pièce obscure fermée pendant des années dont on a ouvert la porte et sur laquelle on dirige une source de lumière. Des objets se révèlent dans la pénombre, des fantômes d’échappent. La porte ne peut plus être refermée.
Les plus blasés d’entre nous ne trouveront pas d’intérêt dans ce roman de vie, qui possède pourtant un charme certain, lié à une construction polyphonique des plus réussies. Pour ma part, je m’étonne qu’Aude Seigne ait dissimulé la réalité – d’un café facilement reconnaissable à ses livres d’occasion et à son café bio, au nom d’un professeur reconnu dans un domaine où les concurrents ne sont pas légion – sous le couvert d’une fiction, nous privant ainsi du plaisir d’une autobiographie assumée. J’ai la tendresse des aînées pour cette jeune femme, réelle ou imaginaire, qui mêle naïveté, rectitude et timidité, à une prétention (d’être la première à ?) qui pourrait parfois passer pour une certaine fatuité. Tendresse et intérêts mêlés, donc, pour cette jeune auteure des éditions Zoé.