Sur les rives de Manhattan, roman ? Pas vraiment. Plutôt une chronique familiale, inspirée en partie par la vie de l’auteur, et scindée en deux parties distinctes. La première s’intéresse au parcours de Sarah Yetta, jeune fille juive vivant en Russie, avec ses parents et ses nombreux frères et sœurs. Malgré la misère, la peur du prochain pogrom ou le poids des traditions, notre héroïne possède un caractère bien trempé. Critiquant tout d’abord un système ancestral, soutenu par les femmes de son entourages, qui l’empêche d’accéder aux études et à la lecture, parce que née fille, puis rompant des fiancailles sous prétexte que ce mariage l’aurait peut-être forcée à vivre à la campagne, elle qui se veut citadine, la voilà qui – suivant les rêves un peu fous de son père décédé – décide de partir – seule – pour l’Amérique.
« Qu’y a-t-il, maman ? » demanda Sarah Yetta. « Tu ne vas pas m’organiser une fête de fiancailles ? »
« Je suppose que je n’en suis pas digne. J’ai rencontré Nahum Levitsky. Ils partent en Amérique d’ici deux semaines et vont t’emmener avec eux. Je vais te préparer du zwieback pour le voyage. Finis ton travail, vends tout ce que tu as – et que Dieu te garde. »
Sarah Yetta se faisait du souci pour sa sœur Frieda et pour son plus jeune frère, Fishel. Frieda avait presque quatorze ans. Où pourrait-elle trouver du travail quand Sarah Yetta serait partie ? Fishel était de faible constitution, pas très alerte et il n’avait appris aucun métier.
Hannah avait des crises de larmes. « Ta situation n’est pas pire », lui assurait Sarah Yetta afin de la consoler, « que celle d’une telle » – et elle nomma des femmes de leur ville dont les filles s’étaient suicidées – « ou de celles dont les fils souffrent de tuberculose. Tu devrais être bien plus confiante que si je me jetais dans les bras d’un vaurien. »
« J’ai confiance en Dieu et en toi aussi ; tout finira par s’arranger, mais à présent tout ça a un goût amer. »
« Qui ne risque rien n’a rien », dit Sarah Yetta pour donner du courage tant à elle-même qu’à sa mère.
L’écriture est à l’image de Sarah Yetta : pragmatique. Charles Reznikoff ne s’embête de rien de plus que ce qui est nécessaire : sujet – verbe – complément, le tout à un rythme endiablé, car si le lecteur ne veut pas se perdre parmi les très nombreux personnages, qui vont se croiser et se recroiser, il doit s’accrocher, pour ne pas en louper une miette. De petits faits en petits faits, de petits gains en grandes misères, de petits renoncements en grands deuils, Sarah Yetta suit le destin qui est le sien. Séparée désormais de sa famille par un océan, elle va s’échiner à se trouver un travail sérieux puis un mari qui ne l’est pas moins qu’elle. Nous la quittons sitôt son premier enfant né : Ezekiel.
Elle retourna chez les Zolotarov, toujours aussi aimables. Monsieur Zolotarov travaillait vite ; mille points pour un penny. Les temps étaient difficiles, dit-il, le pays subissait une crise financière, mais tout s’arrangerait. Sarah Yetta entendit un homme dans la cour, criant : « Corde, corde. » Quelle voix triste, pensa-t-elle, s’approchant de la fenêtre ; l’homme était en haillons.
« Que veut-il ? » demanda-t-elle.
« Ce que nous voulons tous », dit Monsieur Zolotarov. « Du pain. »
« Du pain ? »
« Il demande à suspendre des cordes à linge… L’Amérique est un pays béni, un pays d’abondance. Mais tout n’est pas encore bien ajusté. Des flots de personnes qui arrivent d’Europe se sont engouffrés dans ce pays ; certains possèdent trop, d’autres n’ont pas assez. Vous voyez ce manteau que je confectionne ? Avant, on me payait huit dollars pour ce travail. À présent, on ne m’en donne plus que cinq. Les Levitsky vont gagner de l’argent, mais moi, je suis un vieillard. Je ne peux réaliser qu’un seul manteau par semaine. Cela fait cinq dollars. Il faut que j’essaie de trouver mieux, mais c’est dur de trouver du travail tout court. »
C’est ce jeune homme que nous retrouvons quelques années plus tard, bien décidé à devenir libraire (je vous laisse découvrir la façon ingénieuse dont il mènera à bien cette ambition). Changement total de style, notre nouveau héros a suivi un cursus scolaire, a appris à réfléchir, étudier, rêver, au point que notre auteur doive s’adapter, à son niveau, par son écriture, à son personnage. Se voulant amoureux puis se raisonnant sans vraiment de raison, Ezekiel ergote, déblatère, poétise, et se perd dans ses livres. Les phrases s’allongent, les descriptions s’étoffent, le ton est léger comme les pas d’un jeune homme de vingt ans. Cette seconde partie, ma préférée, est aussi fleurie que la première était aride.
Il connaissait un local dans un sous-sol de Greenwich Village. La rue ne longeait qu’un unique pâté de maisons, s’étirant en demi-cercle d’une ruelle tranquille à une autre. D’autant mieux, pensa-t-il, pour la librairie qu’il avait en vue. L’endroit était vide depuis des années, aussi longtemps qu’il s’en souvienne.
Il était conscient de ses habits chiffonnés, avachis, luisants des innombrables heures passées à s’instruire sur les chaises de la bibliothèque. Il sentait les trous béer dans ses deux semelles, mais se raisonnait, sachant que seul le trottoir connaissait son secret. Qu’as-tu donc à perdre ? s’encourageait-il sans cesse.
Qu’a voulu démontrer l’auteur en juxtaposant ainsi deux histoires, deux tons, deux couleurs aussi différentes ? Auteur de poésies avant tout, comme nous le rappelle la biographie de fin de volume, quand s’est-il le plus ouvert à nous ? En évoquant cette Sarah Yetta, éponyme de sa propre mère, ou ce jeune Ezekiel, qui porte le prénom qu’il aurait dû lui-même porter, en souvenir d’un grand-père victime d’un autodafé posthume ? Le point commun, en tous les cas, et non le moindre, est cet amour des livres transmis de mère à fils, sans doute un peu malgré eux, car dans cette famille les mains sont si usées par les travaux de couture que les lèvres en deviennent sèches. Une lecture profonde qui mérite amplement la traversée d’un désert solitaire dans laquelle le lecteur se lancera au cours des premières pages.
Éditions Héros-limite – ISBN 9782940358892 – Traduction d’Eva Antonnikov