La Condition pavillonnaire est un livre auquel il faut savoir faire face, tout d’abord parce que la couverture est bien plus avenante que la quatrième, mais surtout – blague à part – parce qu’il fait tout simplement partie de ces romans qui laissent une entaille dans le cœur du lecteur. Une entaille qui prendra du temps à cicatriser. Sophie Divry nous raconte la vie de M. A., de son enfance à sa mort, sans surprise. Ce qui en est une, en revanche, est le récit en « tu », juste assez rare pour qu’il y ait peu encore je sois incapable de vous citer un seul titre usant de ce stratagème.
Une porte qui claque, te voilà en larmes dans ta chambre. De grandes grèves alors agitaient la France ; dans ces moments-là ton isolement te semblait plus cruel, tu aurais voulu les rejoindre, non pas les ouvriers aux mines sombres, mais bien eux, la horde des chevelus parisiens, ceux que ton père insultait devant son poste ; continuant à pleurer de rage dans ta chambre, tu te voyais maintenant en poète maudit partant sur des routes poussiéreuses avec un sac à dos… Tout plutôt que de rester ici, ensevelie par les conversations sur les moteurs à réparer et autres phrases comme :
– Tu diras à Renée de venir prendre la soupière.
– Donne-moi tes chaussettes, que je les reprise.
Cet étrange tutoiement du début qui d’abord fait naître la complicité avec notre héroïne, tu te souviens quand tu étais petite, les bêtises, les copines, les genoux de papa, la grosse bougie de tes dix ans. Très vite, l’adolescence déjà. L’ennui des dimanches après-midi, les confidences, les rêves de plus tard. La première fois, la première amie, le premier amour. Le départ pour la grande ville, le premier appartement, seule. Les sorties, les beuveries, les rêves, toujours. Et puis les grandes décisions, emménager, travailler, se marier. Faire des choix, se sentir libre, vouloir toujours plus et l’obtenir. Le métier, la maison. Pardon, le pavillon. L’enfant. La vie passe en un claquement de doigts, ou en 263 pages, vous comprenez ?
C’étaient des scènes tendres, éclairées par la lumière de l’abat-jour ; ton époux t’attendait sur le canapé, tu l’y rejoignais après avoir rangé la cuisine, lui déposant un baiser sur la nuque, et regardant avec lui un film ou un quelconque divertissement ; dans ce repos de la journée achevée, l’homme mettait sa tête sur tes genoux, sentant vibrer ton ventre quant tu lui parlais, fermant les yeux ou, d’un mouvement de la main, allant toucher une boucle de tes cheveux, qu’il respirait ; te penchant pour embrasser ses lèvres, tu baissais le volume avec le bouton de la télécommande. Quelques années plus tard, vos enfants en pyjama, nourris, baignés, les joues rosies après une promenade au grand air, regarderont le même écran sur lequel, grâce au magnétoscope, ils verront des dessins animés de Cendrillon ou de Tom et Jerry. Sur la gauche du canapé, la petite Nathalie le pouce dans la bouche, à droite le petit Xavier serré contre son père, vous quatre pris dans ce délassement tendre des soirs d’hiver, ton mari rentré, la cuisine propre, les lits faits. Tu es assise entre ces deux petits êtres, tu regardes la télévision. Trois décennies encore et on vous verra sur ce même canapé avec vos petits-enfants ; le téléviseur plus large et plus plat, mais quasiment les mêmes films, des DVD achetés en grandes surfaces.
Et puis ce « tu » qui me trouble car il commence à me parler de ce que je ne connais pas, la maternité, le foyer à faire tourner, tout comme la machine à laver, le sein donné au second enfant (une fille !), la routine, l’ennui, la lassitude, l’amant. Le petit troisième, pour tourner la page. La quarantaine. L’ennui. Les tentatives de diversion, ah les vacances à la mer, ah le nouveau tableau accroché au mur du salon, ah les repas entre amis. Ah mais ça ne suffit pas. Car notre M. A. est notre Emma moderne, elle a tout voulu, tout obtenu, mais reste insatisfaite. Bien incapable de savoir ce qui lui manque, elle sombre en dépression. Une fois et s’en remet. Les enfants grandissent, s’envolent, déjà ? La ménopause, le chômage, la retraite. Seconde dépression. Nouvel élan. De vie ? C’est vite dit. Que faire, que réaliser, que tenter ? Des listes, ou des croix. Mais toujours le vide, l’ennui, les journées longues et inutiles, dans cette maison qui devient de plus en plus confortable, près de ce mari toujours aussi aimant. Depuis l’extérieur, un miracle. Depuis l’intérieur, une descente aux enfers. Puis la vieillesse, l’acceptation, le renoncement.
Et d’autres phrases que tu avais préparées longuement, tant tu voulais le convaincre. Tu parlas beaucoup, te déplaçant à moitié nue dans cette chambre d’hôtel, avec le sentiment de vivre une scène grandiose. Non seulement ton amant t’écoutait, mais tous les hommes de la Terre, d’Apollon jusqu’à Priape, en passant par Robert Redford, ils étaient autour de toi, ils allaient comprendre quel type de femme tu es, de celles qui rendent à l’amour sa puissance première. Tu te livras comme jamais tu ne t’étais livrée. Philippe ne dit rien, surpris par tant de grandiloquence. Puis il s’assit à côté de toi sur le matelas.
– Je ne sais pas quoi te dire.
– C’est difficile.
– Je voudrais tant.
Ce « tu » toujours, dont on ne s’étonne plus, mais qui pourtant devient presque accusateur. Qu’as-tu fait de ta vie ? Dis, c’est bien beau de vouloir te lancer dans le bénévolat maintenant, mais quelle trace laisseras-tu de ton passage ici-bas ? Tu as raison, regarde les photos des fêtes de famille, des vacances au soleil, convaincs-toi que ces moments n’étaient pas vides de tout. Saloperies de photos qu’on ne prend même plus la peine de coller dans les albums, et qui remuent tellement, qui pointent du doigt ce que l’on a perdu. La jeunesse, les rires, les parents, les amis, les rêves.
La semaine dernière, la semaine suivante, tout sera-t-il donc toujours ainsi ? Toujours cette voiture garée, toujours cette porte de garage, cette plate-bande gazonnée, ces géraniums rouges et cette boîte aux lettres encastrée, toujours cette poubelle grise, ce lampadaire, ce trottoir, ce muret, cette plaque d’égout, ce portillon, toujours ce garage, ce mur-ci, ce mur-là, ce panneau CLOS DES NARCISSES et toujours ce mur orange que tu longes pendant quinze mètres avant de rentrer chez toi.
Sophie Divry maîtrise incroyablement sa langue, ne se contente pas d’un pronom inusité mais mêle ses temps à la perfection (joie du futur associé au passé). Le « je » qui nous parle, qui te parle, (qui est-il ?) garde ses distances, se permet parfois une explication un peu superflue (la description des voitures est sans doute destinée aux prochaines générations), rarement un petit commentaire qui sinon frise la moquerie du moins force le sourire. Ce roman est admirable par la montée en puissance du processus d’identification du lecteur à l’héroïne. Mais aussi flippant, d’une angoisse qui nous rappelle dans le même temps que nous allons mourir et qu’il n’est pas trop tard pour vivre. M.A., une vie inutile ? Une vie gâchée ? Et la nôtre alors ?
Éditions Noir sur Blanc