Journal d’un gardien d’hôpital – Oleg Pavlov

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Les éditions Noir sur blanc ont fait paraître en ce début d’année 2015 la traduction française du Journal d’un gardien d’hôpital d’Oleg Pavlov. Livre confidentiel s’il en est, et pourtant ! Lu par hasard, j’ai oscillé tout au long de ma lecture entre étonnement, stupéfaction et hilarité. C’est que le sentiment d’étrangeté ne m’a jamais vraiment quittée. Quand la science a des faux airs de science-fiction, le lecteur peut se demander où il est tombé. Est-ce vraiment là la vie quotidienne d’un hôpital moscovite dans les années 1990 ?

Ce fut la nuit des ivrognes, comme s’ils s’étaient donné le mot. Le plus dingue, c’est celui qui est venu se faire hospitaliser pour un ulcère en marchant sur des béquilles, et qui a ensuite essayé d’en marchander une ; et quand il a vu qu’il ne réussirait pas à la vendre, il est parti sans boiter. Il avait visiblement voulu entrer dans l’hôpital pour trouver un acheteur, il connaissait les lieux parce qu’il y avait fait un séjour, ce qu’il a reconnu. Avec lui il y en avait deux autres, ses copains : quand il y a de la vodka il y a toujours des petits groupes qui se forment – un homme qui boit ne peut pas survivre tout seul, alors ils vont en compagnie. Et ces deux-là ont voulu fraterniser avec une aide-soignante et ils avaient tellement envie de l’embrasser que ça a failli tourner à la bagarre.

Oleg n’y va pas par quatre chemins, son récit a tout du roman russe par excellence. Cette âme slave qui semble pouvoir absorber toutes les misères, pourvu qu’il y ait un petit verre de vodka pour égayer l’esprit et le sentiment de fraternité pour réchauffer le cœur. En de très courts paragraphes il nous brosse un personnage ou une situation. Sans s’encombrer d’effets de style, il décrit, détaille, au plus près, au plus direct. Comme dans un journal, nulle logique, à part celle de vouloir noter ce qui se passe. Non pas ce qui l’étonne – notre auteur ne semble être surpris par rien, même pas par ce qui nous cloue – mais bien ce qu’il vit. Parfois un air de révolte, parfois une tirade politique, mais la plupart du temps des faits. Au lecteur d’en tirer ses propres conclusions. Le rouble qui voit sa valeur diminuer de moitié en quelques mois, la vodka qui noie bien des consciences, la pauvreté de ceux qui pourtant travaillent, expliquent sans doute en partie que parfois il y ait comme un brin de folie dans cet hôpital. Les SDF trouvent refuge dans les caissons de la morgue pour fuir le froid polaire, des boîtes à jambes coupées sont trimballées d’un étage à l’autre, le prix de revient du traitement d’un corps baisse lui-aussi, au grand dam des employés obligés de voler pour survivre. Mais ne vous y trompez pas, on rigole beaucoup à la lecture de cet ouvrage, d’un rire sans joie d’accord, d’un rire de désespoir certes, d’un rire improbable aussi.

Extrait du rapport fait sur un malade qu’on a exclu pour non-respect de la réglementation de l’hôpital : « Il aimait dire du mal du personnel médical. Il n’aimait pas le silence et le troublait constamment. »
Petrov s’est de nouveau soûlé. On dit qu’à présent il vit à l’hôpital, de nuit comme de jour – soit il s’est fait virer de chez lui, soit il est parti tout seul. Le directeur l’a mis à l’amende pour ivrognerie, et ensuite, mais cette fois pour son plaisir personnel, lui a cassé la gueule au sous-sol.
Extrait d’un monologue de notre directeur : « Alors, les grosses têtes, vous avez étudié Karl Marx ? Eh bien chez moi, tout marche selon Karl Marx : celui qui ne travaille pas ne mange pas… Dehors, ce n’est pas la place qui manque. »

Entre essai sociologique et roman absurde, le Journal d’un gardien d’hôpital est un vrai inclassable. Sans cesse, je relis les dates en exergue de chapitre en me disant : ça se passait comme ça en 1996 à Moscou, sérieux ? Entre petites cruautés et grands désarrois, il y a de quoi y perdre sa foi. Une lecture nécessaire pour envisager notre monde dans sa globalité, une lecture de l’anecdotique pour voir plus grand, une lecture d’empathie pour aimer encore plus ceux qui triment et qui galèrent. J’ai parfois l’impression de me répéter dans mes chroniques, mais si un livre me fait penser que je me rapproche des autres, dans leur ensemble, dans leur compréhension, alors il mérite que je vous en parle, ici et aujourd’hui.

Éditions Noir sur Blanc – ISBN 9782882503664 – Traduction (russe) d’Anne-Marie Tatsis-Botton