Oiseau de hasard – Alexandre Voisard

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Rude, rude, trois fois rude. Rude la langue, rude l’histoire, rude la lecture. Dans son prologue, Alexandre Voisard nous explique comment il a voulu combler la béance de son arbre généalogique en écrivant la vie de ce grand-père inconnu dont on ne parlait jamais. Sauf parfois, comme par hasard, et encore, sous de drôles de noms d’oiseaux. Le voilà donc devant nous, ce Louis Voisard, homme de papier, savant mélange entre broderie et légende familiale. Que cent ans après sa mort, l’imagination de son petit fils se soit emballée sur un livret militaire et une photo de groupe, explique autant que justifie que nous tenions entre nos mains ce drôle de récit.

Est-ce ainsi qu’on grandit ?
— Tu crois, lui a dit son aîné, le brave Joseph qui pourtant aime bien trépider dans les bals du voisinage, que tu es un homme parce que tu pintes comme un Polonais et que tu pinces les filles ?
Le père, qui s’inquiète aussi des débordements de son fils second oubliant trop souvent de se présenter à l’atelier, en rajoute et si possible à table devant toute la famille.
— Tu pourrais être un garçon tellement bien, si tu savais marcher droit.
— Demain, promis, je vais tôt le matin à l’atelier, a répondu Louis.
— En tout cas, a rajouté le père, je ne veux pas garder à la maison quelqu’un qui ne sait pas vivre.
Louis, front bas, s’est réfugié au bûcher avec son cornet pour la musique de tous les pardons. Ce serait quoi la vie s’il n’y avait pas de place pour la fête et la fredaine ?

Mais quelle difficulté pour moi d’entrer dans ce roman. Typiquement suisse, jusque dans ses helvétismes revendiqués, d’une époque qui n’est pas la mienne, d’une langue que je ne pratique pas. Et puis, au final, vous le savez bien, on s’attache. Et à l’homme que l’on nous raconte, et à ses pas à travers les routes du monde. Attachement oui, affection non, car la mérite-t-il ce grand gaillard qui toujours noiera dans l’alcool tout ce qui aurait pu le rendre heureux ? Ses femmes, ses enfants, ses emplois ? Que sa légende personnelle se soit construite sur un grand malheur, que toujours l’image de sa Marie l’ait hanté, cela n’est qu’à moitié de sa faute. Qu’il ait alors pris le large, fuit, sous d’autres cieux, sous un autre uniforme, et que là son surnom lui ait été donné, c’est bien le signe que le hasard toujours a régi sa vie. Mais il y aussi les décisions, bonnes ou mauvaises, que l’on prend. Dans un temps où aller voir le loup avec une femme en faisait une victime, et que dans le mariage il fallait payer cette trop grande faute, dans un temps où les enfants n’étaient que des bras de plus et que leur offrir un autre destin constituait surtout une inquiétude, notre Oiseau de hasard aurait-il pu se construire une autre vie ?

« La vie, avait dit un soir Alexandre à sa petite troupe réunie autour du sapin de Noël, la vie est ce que tu auras su tresser avec la bonne paille récoltée au long du temps, au bout de tout ça certains s’en sortent avec une belle gerbe, d’autres avec un petit bouquet riquiqui. » Les paroles des anciens sont comme gravées dans le ciel, elles sont toujours là et se rappellent au souvenir des générations. On ne les conteste pas, qu’est-ce qu’on irait dire de plus juste, de plus vrai ? Chacun fait son chemin avec des mots tombés de la bouche d’un aïeul qui en a engrangés pour des siècles. À partir de quelques propos glanés comme de nourriciers épis, vous vous faites une philosophie censée vous tenir d’aplomb sur votre route tout le temps qu’il faudra, même si les ornières vous font trébucher souvent.

Question sans réponse, ou réponse qu’Alexandre Voisard, son petit-fils donc, n’a pas voulu rêver. Pour le lecteur alors que reste-t-il ? Une imagerie de ces années anciennes qui sans l’écriture disparaitraient. La faiblesse de trouver tant de rappochements avec notre époque actuelle. La guerre, l’alcool, la brutalité des hommes, leurs lâchetés, leurs abandons. Le goût du patois oublié. Homme de papier, la vie de Louis Voisard est à lire – comme un roman.

Le lendemain donc Louis assure sa tenue, vérifie ses boutons et frappe à la porte du commandant qui ne perd pas de temps en parlote.
— Voilà, mon palefrenier s’est luxé l’épaule, autant le laisser sur le flanc, tu prends sa place aujourd’hui pour le temps qu’il faudra, tu m’as plu avec ton mulet.
— À vos ordres, mon commandant.
— À propos, comment t’appelles-tu ?
— Voisard Jacques Louis dit Louis, mon commandant.
— Comment dis-tu ça ?
Louis fait en sorte de bien articuler mais, comme pour la plupart des naturels de son pays d’Ajoie, il peine à prononcer franchement les consonnes V, qu’il attaque mollement. Dans son village, on entendra dire : « L’oncle est parti en ouaillage, ouar la mer »…
— Oua, quoi ?
— Ouasard, mon commandant.
— Alors toi, mon gaillard, on peut dire que tu es un Oiseau de hasard…

Éditions Campiche