D’abord, il y a le plaisir de la découverte. Un livre acheté « comme ça », chez HumuS, d’un auteur suisse inconnu, d’une maison d’édition française inconnue. Un roman écrit par un jeune homme de 19 ans, il y a 40 ans déjà, jamais publié jusqu’à ce jour. Un auteur mort depuis, en 2005, à Bangkok. Voilà pour la légende qui ne demande qu’à se construire. Et puis vient l’avertissement, ce préambule signé Arno Bertina, qui prévient, qui met en garde contre la violence de ces pages à suivre. Temps de guerre non située, viols d’enfants, barbarie. Bien loin du fantasme, on s’en doute, on espère. Enfin, la première phrase, premier choc, parfait résumé de ce court ouvrage. Coup de poing en un coup d’œil, l’écriture est libre, unique, et ne ressemble à rien de ce que j’ai – du haut de mes 34 ans – pu déjà lire.
Ils ont vu un soleil s’y lever, et s’y coucher un soleil – dans la baie, échancrée abrupte sonnant du ressac, aux contours qu’estompe, de la lune, la pâleur laiteuse, tamisée par instants de noirs copeaux distendus, qui, sous leur glissement rapide, renversent, en cachant des étoiles, les constellations déjà placées, celles que n’entament pas les nuages roses, bossués de gris perle, dont les plus bas, s’étirant lentement en ventre mauve (bande déchiquetée qui, sur l’horizon, s’effrange) se désintègrent, les flocons détachés, contre le ciel terne, le mouchetant de corolles flétries à la dérive, se noient, aspirées.
Texte injustifiable et d’ailleurs non justifié (facétie), tellement il heurte la morale, et pourtant fait tristement écho à une bien triste actualité. Les cinq guerriers de ce livre (contre qui se battent-ils ? dans quels lieux, à quelle époque ?) prennent leur plaisir sur de jeunes garçons, enlevés, volés puis violés, décapités, pendus. Du sexe bien sûr, explicite, et cette peur, et cette recherche constante d’eau pure. Il y est question d’un séisme qui a fait pencher les tours, d’un cinéma, d’un fleuve. Ambiance post-apocalyptique par excellence, temps de terreur où ni l’éthique ni la Loi ne trouvent plus leur place. Que les bourreaux aient un nom quand leurs victimes n’en ont pas, est-ce là approuver ? L’amitié indéfectible de Frédéric-Yves Jeannet pour Denis Jampen, qui l’aura poussé à tenir une promesse faite en 2005, puis la décision de l’éditeur de publier, donnent au moins au lecteur la possibilité de se forger sa propre opinion sur la question.
Au pas de course, revient du canal (qu’empruntaient naguère les péniches), un adolescent, avec un seau rempli qu’il, le cercle franchi, présente au guerrier, lequel, trempé de sueur, retourne par les épaules le garçon évanoui, qui retombe sur le dos : son visage, un instant tourné vers le ciel jaune, pommette droite entaillée, paupières closes, maculé de poussière et de sang séchant, verse de côté, cou qui se tend, bouche entrouverte. À sa poitrine, se soulevant et s’abaissant faiblement, restent incrustés, et sur son ventre et sur ses cuisses, de petits cailloux ternes, dans cette pellicule brunâtre de poussière, de brins d’herbe et de sang, trouée de rouge qui perle aux saillies des os. Seuls, épaule, sein et bras droit ont encore couleur de sa peau.
Héros est un Nouveau roman au sens le plus strict du terme, peu de place à la narration, à la description, encore moins aux motivations, aux explications. Pas de chronologie, pas de logique, pas d’intrigue, pas de raisons d’être à part celles – grandioses – de travailler la langue et de provoquer la fascination. Le lecteur avance dans le noir, puis se brûle parfois, souvent, à une lueur de compréhension. Dans cette langue inversée, où les verbes devancent bien souvent les sujets, hachurée, saccadée, déstructurée, ponctuée par des tonnes de virgules qui créent la respiration, Héros est un choc littéraire, abrupt, rude et brutal. Qu’il est bon parfois de se faire heurter par un texte qui ose et qui décape. La littérature dans sa splendeur, la magie d’additionner des mots dans un ordre inédit et de créer alors une mélopée entêtante. Denis Jampen a couru toute sa vie après l’étoile bleue, s’y est sans doute brûlé les ailes et les poumons, que ses mots soient aujourd’hui publiés ne reste qu’un modeste hommage à ce jeune homme de dix-neuf ans qui a écrit ce roman que vous pourrez lire, puis relire, sans jamais en discerner toute la richesse. Posthumes certes, mais mes hommages, Monsieur.
Les feux distincts que de près, d’alentour du parc, au-dessus duquel ils jaunissent, en frange terne, la nuit unie, barrée de leurs fumées opaques, que tamisent et rassemblent les feuillages, elles s’effilochent poussées vers la lune qui les efface, fin croissant gris renversé sur sa courbe. Ceux qui les alimentent, les guerriers victimaires d’adolescents, s’épuisent sans fureur, massacrant puis brûlant, exigeant continûment des combustibles nouveaux, par brassées qu’on leur apporte, à mesure plus rares, dont s’organise le ravitaillement : il faut aller les quérir loin, dans les immeubles, boutiques et entrepôts, au bord du fleuve, bois de caisses et de meubles que leurs aides fracassent, coups qui résonnent et craquements aigus, réduisent en baguettes, en plaches petites, grincent les clous qu’ils tordent, se blessant les mains, les pieds, tant ils veulent déchiqueter menu, ils déchirent des étoffes, habits, draps, couvertures, tendues entre leurs poings, qu’ils entament au couteau, avec les dents, les maintenant, celles qui résistent, sous leurs talons et ils tirent, visages à l’abri de la nuit, les déchirures qui suivent la trame couverte par le crépitement bas des flammes, bandes qu’ils réduisent encore, entassant les lambeaux, et que d’autres viennent prendre pour éparpiller sur les cadavres, dans une odeur grésillante irritant leurs narines, ils arrachent les pages d’annuaires téléphoniques, qu’ils lacèrent en largeur, les froissant, de journaux, imprimés gras, qui tachent leurs paumes moites, d’abord dépliés, ils frissonnent silencieux, rompus, que soûle, vidés, ce qu’ils font, leurs gestes mécaniques, simples et précis, sédentaires, préparant pour les foyers ce qu’on leur amène.
MF Éditions – ISBN 9782915794649