Roman testament, roman puzzle, roman romanesque, Monsieur K est un peu de tout ça à la fois. Entrons dans le vif du sujet, aussi vite que vous rentrerez dans ce livre. Viktor a 62 ans et va mourir d’un cancer du poumon. Pas vraiment vieux, et surtout pas retraité, notre héros évolue dans le monde très fermé des très grands collectionneurs d’art, et c’est bien l’atout premier de cette fiction : nous faire découvrir les coulisses d’un univers que nous ne connaissons pas vraiment. Entre ports francs, ventes aux enchères, intermédiaires, les cours se font et se défont, les cotes se font et se décotent.
Nous ne recevions jamais, ni amis ni relations. J’étais persuadé que c’était par peur d’un vol. La collection de tableaux de mon père devant avoir une valeur inestimable, il fallait éviter tout regard curieux, maintenir à distance toute personne dont les questions auraient pu être embarrassantes. La famille élargie était elle aussi soumise à cette règle. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Ma mère avait perdu tout contact avec ses parents et son frère depuis qu’elle avait épousé un « Boche ». Du côté de mon père, c’était, semble-t-il plus simple. Ils étaient tous morts ou avaient « disparu », comme il le disait sobrement. J’avais donc l’impression de vivre dans un coffre-fort transformé en musée. Cette situation, pénible pour un enfant unique, est devenue une force qui a forgé mon identité. Mes amis n’étaient plus Pierre, Paul ou Jacques. C’était Monet, Manet, Derain, Degas… sans oublier Renoir, le peintre fétiche de ma mère.
Revenons-en à Viktor Karsten né Victor Duval, dans une banlieue parisienne, après-guerre. Que son nom ait tout d’abord été dénué de k s’explique tout à fait en ces temps où il n’était pas bon d’avoir un patronyme à consonance germanique. Viktor ne nous cache rien, d’ailleurs, du passé trouble de son père, allemand, bizarrement dispensé d’armée et étrangement propriétaire de nombreux tableaux de maîtres. L’origine de ceux-ci paraît tout autant sinistre qu’évidente. C’est donc dans cette maison truffée d’œuvres d’art volées que notre protagoniste va grandir. Mais retour vers le présent, Viktor va donc mourir, et il décide de dénouer les fils de son passé tout en nouant de nouveaux canevas pour l’avenir, même s’il n’y sera plus. L’âge aidant, ou les circonstances, le voilà prêt à ouvrir son cœur, à se rattraper, à s’amender. Racontant plusieurs histoires à la fois, tissant des liens, il nous explique ce qu’il a été, ce qu’il est et ce qui sera.
Ma mère s’était montrée redoutable. Elle avait agi très vite. Cinq jours après le décès de mon père, une grosse camionnette en provenance de Suisse était venue se garer à l’arrière de la maison. Il était minuit passé. Dans la discrétion la plus totale, deux hommes avaient embarqué un à un tous les tableaux. Ils étaient repartis une heure plus tard, sans qu’aucun voisin n’ait pu remarquer quoi que ce soit. Un des hommes, cette nuit-là, n’était autre que le marchand d’art genevois grâce à qui mes parents s’étaient rencontrés à Paris, dix-sept ans plus tôt. La façon dont ma mère et lui s’étaient regardés au départ du véhicule me laissait penser qu’ils avaient eu une liaison. C’est peut-être aussi pour cela que, trop heureux de pouvoir mettre la main sur une collection exceptionnelle, il avait accepté sans rechigner toutes les conditions que ma mère lui avait imposées. Il était chargé d’écouler discrètement les tableaux. Des sociétés avaient en effet commencé à se spécialiser dans la recherche de biens volés avant et pendant la guerre. Les descendants de familles juives mandataient des enquêteurs pour retrouver la trace de leur héritage saisi par les nazis.
Marc Michel-Amadry nous déroule donc une histoire extrêmement bien construite, et même s’il n’y a pas de place pour l’intrigue – ce n’est sans doute pas le but – son roman se lit tout de même d’une traite. Homme très riche et très puissant, Monsieur K n’est pas du genre à nous faire poiler. Toujours très sérieux, et le style de l’auteur s’accorde parfaitement avec ce caractère, Viktor arrive tout de même à nous captiver en alternant les époques et les épisodes de sa vie, en mettant en scène des personnages hauts en couleur. Que l’on ait de l’attrait pour Warhol, Renoir ou Bacon, rajoutera au charme, mais les curieux qui ne connaissent rien à la peinture se réjouiront aussi d’en apprendre au moins un petit peu. Et bien sûr – bien sûr ! – il y a l’image de cet homme, seul devant le mort, qui se demande quelle pièce ajouter à sa grand’œuvre avant de disparaître. Un Schiele, c’est évident, mais surtout ce besoin de Pardon, pour lui et pour ses parents. Un beau message, plein de sagesse.
Editions Heloïse d’Ormesson – ISBN 978-2-35087-316-9