S’en remettre au vent – Laure Chappuis

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Nous avions quitté Laure Chappuis à l’âge de l’enfance, nous la retrouvons à l’autre bout du spectre. Son héroïne, frêle vieille dame, qui égraine l’ennui de ses jours solitaires et les souvenirs de temps révolus, garde poésie et mélancolie, à l’image de ce titre, si beau – S’en remettre au vent – et de cette couverture violine, si belle. Laure a trouvé son sujet de cœur, et quel plaisir d’y abandonner tout le sien pour suivre ces petits riens, ces menus incidents, cette grande décision. Dans une langue délicate, identique aux mouvements qui avec le temps passant perdent en vivacité ce qu’ils gagnent en douceur, l’auteure campe avec grâce et subtilité la vieillesse, ses abandons et ses sursauts. Les courts passages, soigneusement datés, nous font basculer de regrets en remords, de desseins en futurs toujours possibles. Car la vie ne s’arrête pas à quelques cheveux blancs, et tant que la rencontre – magique – avec nos semblables se créé, nous restons des êtres sensibles au bruissement du vent dans les feuilles et à la puissance des volcans.

Elle n’ira nulle part aujourd’hui. Pas même à la boîte aux lettres. Un temps de grisaille et de tristesse qui réveille la douleur dans sa jambe. Elle se déplace au ralenti, comme engluée. Elle ne sait que décider, ni pourquoi, au fond. Elle s’assied dans le fauteuil, se rend compte au bout d’un moment qu’elle n’a pas allumé la lumière. Ne se sent pas le courage de se lever. Bien sûr elle pourrait mettre de la musique pour peupler tout ce silence, pour faire danser les souvenirs, swinguer les fantômes et les peines.
Elle baisse les yeux sur ses mains vieillies, inutiles, ses mains qui portent les marques de sa vie. Un froissement de papier de soie.
Alors, avec tendresse, elle caresse les veines saillantes, ces chemins bleus et indolents qui ramènent paisiblement le sang à son cœur. Encore un tour de manège.
Elle n’ira nulle part aujourd’hui.

Combien ai-je pu été transportée par ce petit livre, par cette rencontre avec ces anciens que j’aime tant. Mon futur ? Peut-être, mais ce n’est pourtant pas l’angoisse qui me tenaille ni le besoin de fermer les yeux sur un futur que nous savons tous inévitable. Plutôt l’envie de suivre cette nouvelle amie, d’en apprécier la compagnie, avec tendresse. Vieille veuve toujours éplorée, délaissée par l’enfant devenu trop grand, prisonnière des peurs suscitées par ce corps rendu fragile, s’ennuyant de s’ennuyer devant une télévision bien trop bruyante. Quelles obligations, à part celle de se nourrir ? Et de tout ce vide, que faire ? Se retourner sans cesse sur son passé ? Se méfier de tout et de tous ? Craindre, se renfermer, se protéger, contre qui, contre quoi. Notre dame âgée ne porte pas que le poids de ses années, mais bien ce renoncement à la vie qui peut nous toucher à tout âge.

Sur le balcon, les toiles d’araignées perlent sous la pluie et offrent en tremblant leur résistance au mauvais temps.
Résister dans sa fragilité. Elle a su résister et rester debout, alors qu’on la voyait déjà s’écrouler, ne plus se relever, brisée sur la tombe de Pierre comme un éclat de porcelaine.
L’écroulement s’est fait à l’intérieur, un goût de cendre et de poussière, de la sciure dans les veines, dans sa poitrine son cœur pétrifié a ensuite tout broyé, tout arraché, a désossé son thorax, éclaté ses viscères, déchiré chaque enveloppe, jusqu’à la plus infime membrane, pour les enfouir sous des gravats en masse, là, dans son ventre. Ce ciment de chagrin coulé au travers d’elle l’a maintenue debout. Fière et sans larmes.

Et puis la rencontre avec ce beau jeune homme à l’accent chantant. Celui qui sait écouter et comprendre les peurs des anciens. Celui qui prend de son temps et l’offre sans agacement. Celui qui vient avec délice gouter au cake aux noisettes, et qui de ses souvenirs donne l’envie à notre vieille amie de s’en créer de nouveaux. Alors l’horloge arrête son infernal tic-tac qui menait à la mort, alors la dame âgée redevient blanche jeune femme et s’envole vers d’autres cieux. Laure Chappuis nous déroule une histoire simple mais le fait avec une telle bienveillance, une langue si bien déliée que ce petit livre restera bien au chaud dans nos biblothèques intimes, jusqu’au jour où nous l’ouvrirons à nouveau, avec nos douces mains parcheminées.

Éditions d’autre part