Rééditer de la proto-science-fiction suisse du XVIIIe siècle en 2015, d’aucuns me diraient qu’il s’agit là d’un marché de niche. Erreur. Car outre la profondeur d’une langue un peu désuète mais tellement riche qu’elle sous-entend au moins autant qu’elle explicite, les textes contenus dans le recueil Les Fourmis sont loin d’avoir perdu leur intérêt au fil des siècles. Ces cinq petits textes nous permettent aussi de faire la découverte d’un auteur méconnu : Emer de Vattel. Le préambule de Marc Atallah (directeur de la Maison d’Ailleurs d’Yverdon) et la postface d’André Bandelier (historien et professeur à l’Université de Neuchâtel) sont les bienvenus pour nous aider à cerner d’autant mieux le personnage, décrit sur la quatrième comme canaille, impertinent et badin.
La dernière fois que mon âme quitta le corps auquel elle était unie, elle ne passa point tout de suite dans un autre. Dégagée de son enveloppe grossière, elle ne demeura pas sans organes ; un corps subtil lui restait, à peu près tel que Leibniz l’avait conçu, et je reconnus qu’elle en était inséparable. J’éprouvais alors la vérité de cette maxime des philosophes, que l’idée de la grandeur est purement relative : le corps humain me parut un monde entier, dont je résolus de visiter les merveilles. Vous pensez bien, lecteur, que la tête d’un philosophe fut le premier de ces mondes ambulants qui excita ma curiosité.
Les deux premiers textes proposés – Les Fourmis, allégorie et Voyages dans le microcosme, par un disciple moderne de Pythagore – peuvent se rapprocher de l’idée que nous avons toujours aujourd’hui d’une certaine facette de la science-fiction. Chère au Siècle des Lumières, l’idée est de changer d’échelles pour mieux se confronter à notre réalité. Quand on a la taille d’une fourmi, que le cultivateur arrose son champ, à qui attribuer ce déluge meurtrier ? Quelles raisons derrière cet acte dévastateur ? Pourquoi ce Dieu inconnu nous fait-il subir cette avanie ? La relativité dans toute sa splendeur, et malheur à ceux qui savent que le cultivateur n’a rien d’un dieu qui se préoccupe du sort de quelques fourmis. Voilà pour l’idée. La langue elle, ah ! Plus personne n’écrit aujourd’hui comme au XVIIIe et c’est fort dommage, car les formules et tournures sont si savoureuses que l’on s’en délecte à chaque page.
Si le jeu tire le commun des hommes de l’oisiveté, il devient absolument nécessaire à ceux que la naissance ou la fortune ont élevés au-dessus des autres. Que deviendraient sans lui la plupart des grands seigneurs ? À quoi passeraient-ils le temps, lorsqu’ils ne peuvent aller à la chasse ? Quelqu’un me répondra peut-être qu’ils pourraient remplir ce vide par l’étude et par la lecture de livres aussi utiles qu’amusants. Mais cette objection sentirait son pédant d’une lieue. Eh ! Je vous prie, quels seraient les privilèges des grands, s’ils étaient obligés d’étudier comme des suppôts d’université ? À quoi serviront donc la naissance et le rang, s’ils ne peuvent nous donner de l’habilité et des lumières sans que nous soyons obligés de travailler mécaniquement à les acquérir, à la manière des roturiers ? Un homme de ma connaissance protestait l’autre jour, avec raison, qu’il n’aurait jamais payé six mille écus pour ses patentes de baron, s’il n’eût été convaincu qu’elles devaient le rendre galant homme et homme d’esprit sans le secours des livres.
La langue, encore elle, qui s’amuse encore plus dans les trois textes suivants, qui n’ont pour le coup pas grand-chose à voir avec de la science-fiction. Emer de Vattel nous vante les bienfaits du jeu puis de la médisance, à son époque, pensez-vous si l’ironie ne prime pas. Une langue qui permet au lecteur de se croire intelligent de si bien discerner les sous-entendus, petites piques et autres insinuations (avec un peu de recul et d’humour, la misogynie elle-même devient drôle). L’esprit, comme on disait alors. Et alors un vague regret que notre monde donne la part belle au langage SMS qui lui n’exprime rien de plus que ce qu’il dénature. Bref. Nous avons aujourd’hui la chance qu’un jeune éditeur romand nous permette de lire des textes d’une telle intelligence, même si les sujets abordés ne sont que des prétextes au verbiage. L’auteur minaude pour mieux égratigner, rentre dans le jeu du beau-parler pour mieux se moquer, dit une chose pour mieux sous-entendre son contraire. De la belle ouvrage, rien à dire, du plaisir de lecture et de lectrice, sans aucun doute.
Nous nous informons avec un soin admirable de toutes les démarches de notre prochain pour les censurer sans ménagement, et notre zèle va si loin que nous négligeons le soin de notre propre conduite pour donner toute notre attention à celle d’autrui.
Les femmes, surtout, par une institution que l’on ne saurait assez louer, se sont fait un amusement de ce devoir, afin d’être plus sûres de n’y point manquer. Voyez-les dans leurs assemblées ; elles quittent souvent le jeu et tout autre plaisir pour se donner entièrement à l’utile médisance, particulièrement si elles ne sont plus dans la première jeunesse : de sorte que l’on doit regarder aujourd’hui une compagnie de femmes comme un sénat véritable, dans lequel on prend les plus justes mesures pour la réformation des mœurs.