Entretien avec Jean-Christophe Méroz

Meroz.jpg

Amandine Glévarec – Intervalles a vu le jour en 1981, pouvez-vous nous raconter comment est né ce projet de donner naissance à une revue culturelle centrée sur le Jura bernois et sur Bienne ?

Jean-Christophe Méroz – À l’origine, il y eut neuf hommes et une femme du Jura bernois et de Bienne qui ont eu envie de créer une publication périodique qui serait le miroir de la culture régionale. Si tous étaient actifs dans la vie culturelle régionale, plusieurs écrivaient des poèmes ou des nouvelles, comme Francis Bourquin, Eric Sandmeier ou Pierre Siegenthaler. C’est ce qui les portait naturellement vers les belles-lettres. La femme de l’équipe était Simone Oppliger, la photographe. Sa présence indique bien que si la littérature jouissait d’une place dominante dans les desseins des fondateurs, ces derniers savaient bien aussi que cela ne pourrait pas être une place exclusive. Ils ont d’ailleurs précisé Intervalles « revue culturelle » et non « revue littéraire ». Les titres des cinq premiers cahiers sont révélateurs : Littérature ILittératures II mais tout de suite après HistoireSciences et Beaux-Arts I.

A. G. – Donc prépondérance de la littérature, mais tout de même diversification des approches; il y a pourtant pléthore d’écrivains dans vos belles régions, non ?

J.-C. M. – C’est vrai que la région est riche de talents avec des plumes reconnues comme Sylviane Châtelain et Thierry Luterbacher, et des jeunes talents, comme Fanny Voélin, qui a reçu à deux reprises déjà le Prix du jeune écrivain de langue française. Et que celles et ceux qui mériteraient d’être aussi cités ici me pardonnent ! C’est d’ailleurs cette fertilité extraordinaire qui nous a permis de sortir à ce jour quinze numéros sous le titre générique Littérature accueillant chacun plusieurs auteurs. Nous proposons parfois à ceux-ci un thème commun; ainsi les invités du numéro Littérature XIV ont accepté d’évoquer des « Souvenirs d’enfance ».

Nous allons aussi à la découverte, comme avec le numéro Littérature XV qui recevait notamment quatre étudiants de l’Institut littéraire suisse, section de la Haute Ecole d’arts de Berne mais situé à Bienne. Dans la foulée, leur mentor, Noëlle Revaz, a offert à la revue une nouvelle inédite. Ce dont nous sommes naturellement très fiers.

A. G. – Vous publiez trois numéros par an. Certains sont consacrés, par exemple, exclusivement à un auteur. Le dernier en date s’intéresse à Hughes Richard et à son œuvre. Quelle est alors votre approche ? Travaillez-vous en coopération avec l’écrivain ou le résultat est-il une découverte pour lui aussi?

J.-C. M. – Les numéros consacrés à un seul auteur sont des hommages posthumes à des écrivains d’une envergure exceptionnelle ayant parfois des attaches chez nos voisins : Blaise Cendrars (Frédéric Sauser, un Bernois voyons !), Monique Saint-Hélier et le poète Francis Giauque.
En fait, le cahier dédié à Hughes Richard est une remarquable exception puisqu’il s’agit d’un hommage rendu à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire et qu’il est donc bien vivant ! Mais il faut dire qu’Hughes a des caractéristiques qui le distinguent de bien des personnalités littéraires de la région. Il a écrit dans le Jura bernois, a été éditeur dans le canton du Jura et est actuellement « libraire en chambre » dans le canton de Neuchâtel. C’est donc la multiplicité de ses activités au service des belles-lettres et son envergure jurassienne « pluri-cantonale » qui fait que nous nous devions lui donner un coup de chapeau.

À propos des hommages posthumes, une mention spéciale pour le Biennois germanophone Robert Walser : en 1987, nous avions sorti un cahier N° 19 présentant certaines de ses créations en première traduction. Ce numéro étant épuisé, la revue a sorti en 2006, à l’occasion des 50 ans de la mort de Walser, une réédition augmentée, numérotée 19bis, contenant notamment une contribution de Marion Graf, traductrice de plusieurs romans de Walser. Nous y avons aussi ajouté un dialogue virtuel entre Walser et Charles-Ferdinand Ramuz dont les vies présentent d’étranges similitudes : non seulement ils sont contemporains (ils sont nés tous deux en 1878), mais encore ils sont partis chacun vers la « capitale, mère culturelle », Berlin pour l’Alémanique, Paris pour le Romand avant de revenir tous deux au pays. Un exercice original réalisé par Sylviane Dupuis, chargée de cours à l’Université de Genève avec la complicité des professeurs Doris Jakubec (prof. émérite de l’Université de Lausanne et responsable de l’édition de Ramuz à la Pléiade) et de Dominik Müller (Université de Genève).

A. G. – Qui compose actuellement l’équipe rédactionnelle ?

J.-C. M. – L’équipe actuelle reflète bien la société d’aujourd’hui puisque qu’elle réunit trois générations. Le plus âgé d’entre nous est Francis Steulet, 83 ans, membre fondateur de la revue et toujours « aux affaires ». En 2013, la France l’a d’ailleurs nommé chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques pour les services rendus à la francophonie dans le cadre de la revue, mais aussi comme ancien directeur des Éditions scolaires du canton de Berne. La plus jeune membre du comité a tout juste 27 ans et cette génération est représentée encore par trois trentenaires.

Cette mixité des générations enrichit, je crois, la palette des sujets traités et apporte aussi de la variété dans les auteurs car les carnets d’adresse sont aussi très différents.

A. G. – Comment sont choisis les sujets mis en avant ?

J.-C. M. – Les sujets sont choisis sur des coups de cœur personnels des membres du comité ou sur des propositions faites par des proches ou des connaissances.

En sus des coups de cœurs, nous tenons aussi compte du calendrier culturel de la région, ce qui permet de conjuguer nos forces avec celles d’autres institutions culturelles. Comme exemple récent, on peut citer le numéro 96 Photographie contemporaine réalisé avec l’équipe des Journées photographiques de Bienne et présenté dans le cadre de l’édition 2013 de ces dernières. Le numéro anniversaire d’Hughes Richard a été rédigé en coordination avec Mémoire d’Ici, c’est-à-dire les Archives du Jura bernois, et avec la Bibliothèque cantonale du Jura qui présentaient une exposition itinérante sur Hughes.

Au final, on peut dire que nous restons dans le droit fil des fondateurs de la revue qui, s’ils accordaient la part du lion à la littérature, n’ont pas hésité à adopter une notion large de la culture en parlant Histoire et sciences dans les numéros 3 et 4. Aujourd’hui, cela se traduit notamment par un cahier 87 Goûts et saveurs du terroir accompagné de recettes faciles concoctées par les chefs « Gault et Millau » de la région ou un numéro 98 consacré aux quatre funiculaires de la région Jura bernois – Bienne, avec un détour aussi à Neuchâtel, car ces installations sont manifestement une caractéristique de la région où elles sont très fréquentes.

A. G. – Que se passe-t-il lorsqu’une idée a été proposée au comité ?

J.-C. M. – Lorsqu’une idée est proposée et adoptée en plénum, le comité discute aussi des différentes facettes à traiter et, le cas échéant, des personnalités à inviter comme auteurs.

En effet, nous choisissons des auteurs qui sont des spécialistes de la thématique abordée. C’est ce qui permet d’assurer la meilleure qualité à notre publication. Si la personne invitée ne se sent pas à l’aise dans l’écriture, nous lui offrons de corriger son texte ou nous l’interviewons et écrivons nous-même. Nous pratiquons les deux méthodes.

De fait, la réalisation du numéro est placée sous la responsabilité du membre du comité qui a amené la proposition : il doit coacher les auteurs (respect des délais!), rechercher des illustrations, etc.

A. G. – Vous avez franchi l’ère numérique et proposez désormais votre revue au format papier mais aussi au format numérique. Cela change-t-il fondamentalement le travail journalistique ?

J.-C. M. – Non, l’offre au format numérique n’a pas changé notre travail. Ce sont plutôt les nouvelles possibilités techniques de réalisation et la modernisation de la mise en page qui ont marqué l’évolution de la revue. Une étape dans ce sens a été franchie en 2014 à l’occasion de la sortie du numéro 100 qui est consacré aux Festivals de musique de la région Jura bernois et de l’agglomération biennoise.

Le recours au numérique, c’est aussi une façon de se rapprocher des lecteurs par une infolettre et une page Facebook (à aimer et à suivre, bien sûr) ! En effet, nous observons une érosion continuelle du nombre d’abonnés et une augmentation des ventes au numéro. Le lecteur bibliophile, qui aime avoir une collection complète de la revue, fait place à un nomade, qui vient à la revue seulement lorsqu’un sujet spécifique l’intéresse. D’où la nécessité de pouvoir l’interpeller en tout temps et où qu’il soit sur son smartphone, sa tablette ou son ordinateur. Le cas échéant, il pourra décharger la version électronique de la revue sur tous les points du globe!

A. G. – Outre la revue, vous êtes aussi éditeurs. Quels sont les objectifs de votre maison, sa ligne éditoriale, ses moyens ?

J.-C. M. – Les Éditions Intervalles offrent surtout aux auteurs la mise à disposition d’un réseau de contacts. Mais les éditions n’ont ni les ressources financières, ni les ressources humaines pour véritablement assurer un rôle d’éditeur au sens classique du terme. Actuellement, elles se concentrent sur la gestion des publications passées. Celles-ci sont des œuvres littéraires ou historiques directement liées à la région.

A. G. – Question superflue et farfelue : Intervalles est un bien joli titre, mais de quel intervalle s’agit-il ?

J.-C. M. – Intervalles ? Regardez une carte de géographie : du Nord au Sud, le Jura bernois et Bienne, c’est une vallée, une montagne ; une autre vallée, une autre montagne, puis un coteau piémontais au bord d’un lac. Là sont les intervalles !