Notre Dame du Fort-Barreau – Jean-Michel Olivier

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Sobrement défini comme « récit », Notre Dame du Fort-Barreau recèle une émotion et une tendresse telles que personne ne pourra en terminer la lecture les yeux secs. Jean-Michel Olivier nous emmène à sa suite dans son évocation de ses jeunes années, et c’est sa logeuse, Jeanne, qui se retrouve au centre de ce petit livre. Jeanne, notre Dame, petite souris discrète aux commandes de l’énorme paquebot – deux immeubles portant les numéros 29 et 31 de la rue du Fort-Barreau – dont elle a hérité de son père, Théophile Besançon, pasteur protestant. Dans la lignée de celui-ci, elle offre son toit à ceux qui se retrouvent dans la panade, jeunes mères célibataires, étrangers, clochards, étudiants et artistes désargentés.

Hormis les gammes de votre mari violoniste amateur et le chant aigrelet du petit canari qui surveille la rue depuis votre fenêtre, la musique est absente de votre vie de tous les jours. Pourtant, il vous arrive de fredonner une chanson de Prévert ou de Charles Trenet. C’est moi qui vous fais découvrir la chanson que Brassens, en 1962, a dédié à Jeanne Planche (née Le Bonniec) qui accueille le poète dans sa petite maison au confort précaire (où, pourtant, il restera 22 ans !). On dirait que Jeanne a été écrite pour vous :
Chez Jeanne, la Jeanne
On est n’importe qui, on vient n’importe quand
Et, comme par miracle, par enchantement
On fait partie de la famille
Dans son cœur, en se poussant un peu
Reste encore une petite place

L’histoire aurait pu s’arrêter là et être déjà très belle. Ce don de soi illustré par cette petite dame au grand cœur que nous n’aurons pas la chance de croiser dans cette vie. Mais pour Jean-Michel Olivier l’histoire a continué, et il est bien décidé à nous la raconter jusqu’à la lie. Les années filent à la vitesse de l’éclair, le monde est en plein chamboulement, le monde de notre jeune étudiant aussi. Poursuivant sans relâche son ambition de devenir écrivain, bien protégé dans sa « chambre noire » du Quartier des Grottes, les feuillets abandonnés de ses manuscrits successifs défilent aussi vite que les jours. Jeanne est toujours là, à veiller au bien être de ses locataires, toujours à l’affût des ampoules à changer, des plombs à remplacer, des larmes à sécher, menant sa vie secrète et bienveillante.

C’étaient des jours étranges. J’avais écrit un livre qui racontait l’histoire d’un homme abandonné, subitement et sans raison apparente, par la femme qu’il aimait. Et, sitôt sorti de presse, la prophétie du livre s’était réalisée. Ce n’est pas la première fois qu’un écrivain prédit, sans le savoir, les évènements qui vont changer sa vie. Mais ce télescopage entre la fiction et la réalité m’avait littéralement détruit. Jeanne, l’œil en alerte, s’en était aperçue. Elle me rendait visite presque tous les jours ou laissait sur ma porte des petits mots énigmatiques. Nous allions boire un renversé au café des Nations. Pour elle, j’épluchais les journaux. Elle m’écoutait, l’air grave, en faisant mine de ne pas croire un mot de ce que je lui racontais. Enfin, elle éclatait de rire en me disant que la réalité était beaucoup plus pauvre que la fiction et qu’elle aurait aimé écrire, comme moi, des histoires qui se réalisaient dans la vraie vie.

Mais le temps qui passe n’emmène pas avec lui que le rire des enfants. La vieillesse est un piège dont on ne sort pas. La Jeanne commence à perdre la vue, un peu la tête aussi. Celle qui, trop bonne, un peu différente, n’a jamais été comprise ni acceptée par les gens de peu de cœur, devient alors la cible d’attaques mesquines et faciles. Notre Jean-Michel Olivier lui aussi traverse des épreuves, dont il ressortira renforcé, mais sera-t-il assez fort pour tendre la main à sa fidèle logeuse ? Notre Dame du Fort-Barreau n’est pas qu’un hommage, un pardon ou une confession, c’est une part d’âme, un peu d’amour dans un monde si souvent si brutal. Nous ne jugerons pas notre auteur qui avoue ses faiblesses et petites lâchetés. Comme de vrais amis, à notre tour, nous saurons prêter l’oreille et le cœur à cet homme qui nous raconte ses regrets, ses remords. Avec compassion, nous sentirons notre poitrine se resserrer autour de ce qui fait de nous des êtres humains. Et avec tendresse nous penserons à celle que nous n’avons pas connue et à celui qui lui redonne vie aujourd’hui.

Quelle différence entre perdre et donner ? Surtout si, comme Jeanne, l’on n’est pas attaché aux biens de ce monde. Toute sa vie, elle a fait sien ce vieux proverbe indien : tout ce qui n’est pas donné est perdu.

Éditions L’Âge d’homme