De retour de son exil français, puis genevois, Raymond Farquet regagne son Valais natal. L’homme se dit méchant, ironique, mais c’est bien la tendresse qui fleure bon dans ces courtes saynètes charmantes. S’intéressant autant à l’homme qu’aux vieilles pierres, aux fragiles découvertes botaniques qu’au tempérament belliqueux des vaches du cru, l’auteur fouille, cherche, décrit, rapporte. Suivant une didactique qu’il égraine dans les premiers chapitres, principes de base, scrupules, perplexités et autres interrogations, Farquet nous emmène à sa suite, avec sa logique propre, dans une visite du Val d’Hérens, très personnelle.
J’ai exploré la double fourche de la vallée d’Hérens, accroché comme un mobile de Calder à quelques sommets glacifères. Pendant des mois. Depuis des années. Dans ses cavités, sa quincaillerie d’us et coutumes, dans ses communes en suspension, j’ai ramassé le tout-venant, le débarras, le laissé-pour-compte. Un plein chargement de matières hétéroclites.
Je vais n’importe où, croyant savoir où c’est. Pas d’aventures. Je n’ai rien à conquérir. Mais tout à découvrir. Un affectif de l’infime. Sans fièvres. En raclant de tous côtés, je n’ai pas rencontré de spectacles, mais la dérive désormais discrète d’une double rivière que les montagnards ont pris l’habitude d’abandonner aux pêcheurs depuis la naissance des barrages.
J’ai grossi le détail pour en faire des monuments. J’ai voulu négliger le gigantesque géologique, le panoraméen et magnifier le minuscule. Oublier la Dent-Blanche au profit d’une brindille. Multiplier les loupes au détriment des grandes surfaces.
Du Val d’Hérens, je ne sais rien. Longtemps je me suis d’ailleurs fourvoyée dans une orthographe homophone pleine de poésie. Mais c’est bien l’errance que je retrouve en lisant Farquet. Si des paysages je ne peux me faire qu’une image préfabriquée, et certainement erronée, sans doute que du caractère des hommes, de leur mode de vie, je peux désormais avoir une idée un peu plus précise. Charme du travail de l’ethnographe sans prétention qui pousse à la curiosité. Picorer ces courts chapitres en essayant d’imaginer ; imaginer la réalité de ce qui fut et de ce qui est ; magie de la lecture, magie de la transmission. L’humour et la joliesse ne sont jamais très loin. L’auteur s’amuse. Âgé désormais mais homme toujours, la vue d’une femme assoupie, nue, dans l’alcôve d’une grange abandonnée lui procure autant de joie que la recherche des vieux fours à pain inusités. C’est avec confiance que le lecteur se laisse guider dans la découverte d’un Valais qui définitivement est celui de Farquet.
Le nonagénaire Alphonse C., pensionnaire de Saint-Sylve, est le dernier de toute la vallée à connaître la chanson des pâtres. J’accours pour enregistrer les restes. Mais la gorge de cette pièce rare est aussi sèche que la mémoire. Il perd en route les mots du poème et la mélodie trouée ne conserve que des tessons de musique, des couettes de parole. Ce n’est plus qu’un manuscrit rongé par le temps. L’oubli crève de partout comme une mansarde qui dégouline son cadastre.
Je le vois chercher sous le froncement de la peau. « Ça vient pas ! » J’épie, à côté du fauteuil, le mot rare, le son précieux, j’espionne jusqu’au souffle dans lequel une syllabe pourrait se perdre. « Je sais plus. » Il m’énerve avec son dernier recours désormais célèbre. « Gustave, lui, il savait. Mais il est mort. » J’écoute cette cathédrale sans chœur, sans nef, ce monastère sans cloître. Seulement un espace nu, sans voûtes ni colonnes. Le vide impressionnant de ce qui fut.
Rares sont les auteurs contemporains qui peuvent se targuer d’être reconnus d’ores et déjà comme des classiques. Pour Farquet, c’est acquis. Avec Les Funérailles d’une herbe, et grâce à sa préface aussi savoureuse qu’exhaustive, j’entre sur le territoire d’un auteur que je ne connaissais pas. Séduite par le sens de la formule, par une certaine poésie indubitable, par le caractère d’un homme, bravache mais tendre et drôle, je ne doute pas que je continuerai à suivre ses pas. Peut-être sur les routes de France, par curiosité d’apprendre ce qu’un voyageur sans langue de bois a pu penser de mon pays.
Il ne me convient pas d’économiser le passé. J’en suis glouton. Un gastronome de lézardes. Plus il y en a, plus je m’y enfonce. Que dirait Freud s’il savait que j’aime le vieux comme du linge frais ?
Et pourtant je ne me sens guère conservateur. Apprécier un mur céréalier ne me rend pas réactionnaire. Ni la vue d’une grange moribonde, nostalgique de qui sait quelle aventure alpestre. Ni candidat au retour biblique des transhumances verticales. Je dois trouver ma place entre le reporter et l’errant. Profession, nomade intellectuel, encore adolescent sans être puéril. Un curieux qui se fixe sur les hameaux comme on peut se fixer à une drogue dure.
Éditions de l’Aire