Amandine Glévarec – Quels sont les liens que tu entretiens avec Raymond Farquet ? Pourquoi as-tu été contacté par les éditions de l’Aire pour écrire cette préface ?
Cédric Pignat – D’abord, Raymond Farquet s’avère être le cousin germain de ma grand-mère maternelle. Je ne l’ai jamais rencontré ─ en fait si, une fois, entraperçu lors d’une conférence ─, mais c’est bien ce lien de parenté qui m’a fait m’intéresser à son premier livre, La Fuite, qui avait ébranlé ma famille et le Valais dans les années 80. Je l’ai lu sur le tard, voici deux ou trois ans, avec curiosité mais aussi une vague réticence, soupçonnant que sa réputation sulfureuse s’appréciait à l’aune de l’époque ou de certaines vallées. En gros, j’attendais un pétard mouillé.
Alors j’ai lu et j’en ai été pour mes frais. La Fuite est non seulement un livre d’une rare violence, d’une formidable obscénité, mais encore magnifiquement écrit, d’une superbe élégance. Dans l’élan, je me suis procuré ses autres livres, la plupart publiés par l’Aire, et mon enthousiasme n’a pas échappé à son directeur, Michel Moret. Comme deux d’entre eux étaient pratiquement épuisés, il m’a proposé d’en choisir un et de préfacer sa réédition en poche. Malgré l’excellence de l’autre livre (Peintures valaisannes), j’ai opté pour Les Funérailles d’une herbe, par amour pour le Val d’Hérens où, cinquante ans après Farquet, je passais mes vacances.
A. G. – Quelle a été la réaction de Farquet à la publication de ta préface ?
C. P. – Comme il n’est plus tout jeune ─ il va vers ses 85 ans ─ et qu’il a d’autres chats à fouetter, je n’attendais rien, déjà bien content de voir mon nom associé au sien. Voici deux ou trois semaines, j’ai pourtant reçu une lettre fort aimable, très touchante, d’une écriture fragile. Lire la reconnaissance d’un tel auteur, ça secoue un peu.
L’homme est encore vert, et il garde le sens de la formule. Il vit désormais à Genève ─ son pré carré, dit-il ─, où il bataille contre les médecins et la nostalgie du Valais. La mémoire et les forces commencent à lui manquer, mais il s’efforce de continuer à écrire, et j’ai l’impression qu’il nous réserve quelques surprises.
Bien sûr, je me suis empressé de lui répondre, pour lui signifier mon admiration et mon impatience de le lire encore. Il m’a répondu, toujours aussi gentiment, bien loin de la dureté qu’on lui prête, et qui n’est peut-être qu’un sens exacerbé de la révolte, une sincérité à tout crin.
A. G. – Ta préface est très poétique, mais en même temps extrêmement bien documentée. Ce « travail » a-t-il fait appel à tes compétences de prof de français ou à tes talents d’écrivain ?
C. P. – Difficile à dire, parce que je ne miserais pas lourd sur mes talents d’écrivain et que je reste un prof de français au rabais, pas encore diplômé de la HEP et n’ayant jamais mis les pieds en faculté de lettres. Bottons en touche : cette préface, c’est avant tout un travail de lecteur enthousiaste, une reconnaissance de dette, un hommage que j’ai voulu consciencieux, à la hauteur du respect que m’inspire Farquet. Ma seule préparation a consisté à lire ses livres, ce qui n’était pas précisément une corvée.
La poésie qu’on voudra bien trouver dans mon texte, c’est avant tout celle de Farquet, que je pille sans vergogne. Tout le reste en découle : ça s’est fait dans l’élan. La forme, je la poursuis naturellement, c’est ce que je recherche dans les livres, que je les lise ou que les écrive. C’est une manie, ça l’a toujours été, et elle était ici encore avivée par la crainte de souiller l’œuvre de Farquet.
A. G. – En 2012, tu nous as livré un recueil de nouvelles, Les Murènes. Peux-tu nous en dire plus sur la genèse de ton premier livre ?
C. P. – Il est né d’un fourmillement d’histoires qui marinaient depuis longtemps, peut-être justement dans l’attente du bon ton, de la bonne forme. Au gré de mes temps libres ─ et j’en avais, malheureux juriste que j’étais ─ et de concours plus ou moins littéraires, il m’a fallu dix ans pour réunir la trentaine de textes qui constituent un recueil composite, mais cohérent : c’est la fin d’une étape. Certains ont été écrits en quelques jours, d’autres ont traîné pendant un lustre. Tous brassent mes obsessions, follement originales : l’art, la beauté, la violence, la mort, l’amour… En quelque sorte, ce sont mes gammes, des exercices de style, parfois, dont il fallait que je me débarrasse, mais il s’agissait aussi d’explorer l’art de la nouvelle, tristement sous-estimé en francophonie.
Quand j’ai eu le sentiment d’avoir fini (c’est-à-dire une extrême lassitude proche de l’à-quoi-bonisme, avec quand même un petit sourire), j’ai imprimé le recueil en une vingtaine d’exemplaires et je l’ai envoyé à quatre ou cinq maisons, pour tâter le terrain. L’Aire m’a vite appelé et m’a témoigné une confiance dont je lui sais encore grand gré. Les autres polycopiés se parcheminent chez mes parents. Je les garde : ça me donne l’impression d’avoir beaucoup écrit.
C’est un livre qui a eu une belle vie, pour lequel je n’espérais pas un tel accueil, notamment les honneurs d’Espace 2 et un séjour au Tessin. Ce qui m’a aussi intéressé, au-delà des éloges que j’ai toujours de la peine à prendre au sérieux, ce sont des réactions violentes, de rejet de mon livre et de ma personne, en raison de passages durs qui ont peut-être été mal interprétés. Là, on est précisément dans les eaux troubles qui me plaisent : la belle langue ─ si j’ose ─ qui s’attarde sur l’horreur, laquelle sert l’histoire, bien sûr, mais peut aussi se justifier en soi, précisément si on lui prête une certaine forme.
A. G. – Tu as le goût d’une langue recherchée et des écrivains « classiques ». Te sens-tu une affinité particulière avec les écrits de Raymond Farquet ?
C. P. – Ce qui me touche, chez Farquet comme chez l’immense Gaston Cherpillod, c’est cette capacité à mêler le littéraire et le populaire, d’orner d’horreurs et d’irrévérences une langue irréprochable, fleurant bon le grec et le latin, d’emmener les classiques au bistrot. Entendons-nous bien : ce sont des auteurs engagés, extrêmement lucides et pertinents, mais aussi des auteurs de gourmandise, chez qui le propos se fait cerise : la langue pourrait suffire. C’est truculent, c’est drôle et profond, triste et pénétrant sous couvert de pittoresque, et on se prend à les relire ou à les ouvrir au petit bonheur, ce qui n’est pas sans me rappeler les émois san-antoniesques de mon adolescence, ou la grande poésie. C’est aussi pour ça que je parlais de reconnaissance de dette : pour moi, Farquet et Cherpillod ont une voix propre, singulière, comme on en croise peu dans une vie de lecteur. Décemment, je ne peux pas prétendre à cette écriture. Mais là où je me sens des affinités avec Farquet, c’est dans l’envie d’honorer les belles-lettres en les caressant autant qu’en les bousculant, en les dévergondant.
Au-delà du style, Farquet offre une fresque du Valais qui, même s’il s’est consacré à l’écriture sur le tard, couvre à peu près tout le XXe siècle et se glisse jusque dans les vallées les plus confidentielles, avec un sens remarquable du paysage et du portrait, une réelle affection pour l’autochtone. Et ça, qu’on le veuille ou non, ce souffle, cette envergure, cette entomologie, c’est aussi ce qui fait les œuvres qui restent.
A.G. – Toi qui aimes tant les « classiques », quel regard portes-tu sur la littérature romande contemporaine ?
C. P. – A peu près le même regard que sur la littérature contemporaine en général, à savoir qu’on peut en brûler les neuf dixièmes, à commencer par mes pages ; non que les livres des morts soient fatalement meilleurs, mais, au moins, le temps a opéré un certain tri.
Bien sûr, ne serait-ce que par amitié, je me tiens au courant des parutions romandes, peut-être un peu plus que des françaises, et je le fais avec à peu près autant de bienveillance que d’envie et de mauvaise foi. Reste que je suis un lecteur difficile, et chez les uns comme chez les autres je ne trouve souvent pas mon compte : je m’ennuie, je m’agace des maladresses et des lourdeurs, des poncifs et des facilités, comme je m’agace de relire les mêmes pages, bien trop de pages pour un si petit pays, mais je te prie de croire que je ne suis pas plus clément avec mes textes, dont souvent la relecture me consterne. Je me tiens au courant, donc, mais il est vrai que depuis la mort de Chessex, Cherpillod ou Z’Graggen, rares sont les auteurs romands dont j’attends les publications. Il reste Farquet.
Pour en revenir à ta question, si je peux reprocher quelque chose de plus spécifique à la littérature romande, c’est la graisse dans laquelle elle paraît prise ─ et à laquelle elle ne peut à vrai dire pas grand-chose : elle évolue ─ stagne ? ─ dans un milieu excessivement favorable, d’une complaisance malsaine, où personne ne semble oser émettre la moindre réserve : tous les livres sont bons. Que les auteurs s’entrepassent la pommade, soit ─ ça n’interdit pas quelques mesquineries. Que la prétendue critique se contente de chroniquer, de résumer les livres pour montrer qu’elle a tout compris, de tresser les éternels mêmes lauriers, ça me paraît plus problématique, et relever d’une part d’une attendrissante incompétence, d’autre part d’une mauvaise loyauté, d’une charité qui lorgne du côté de l’inceste.
A. G. – Question subsidiaire mais inévitable : quand pourra-t-on lire le roman que tu peaufines depuis quelques mois ?
C. P. – C’est un livre qui prend son temps, peut-être parce que je m’y suis un peu trop attaché tout en commençant à en avoir soupé, et aussi parce qu’il est encore assez médiocre. On y suit un homme qui, de retour d’Edimbourg, apprend que deux adolescentes viennent d’y être assassinées. Ce n’est qu’un fait divers, mais il va s’y intéresser, peut-être parce que l’une des victimes a la beauté des personnages de romans. Alors il tourne en rond, son imagination vague jusqu’à ce qu’il retourne en Ecosse, sur les traces des deux filles qui reprennent doucement vie. Evidemment, elles s’avéreront férues de violence et de littérature, et lui va perdre pied.
J’ai bon espoir de lâcher le point final cet été ─ vœu pieux ─ ne serait-ce que parce que d’autres projets commencent à pousser. Donc, s’il faut vraiment te répondre, si d’aventure le manuscrit convainc un éditeur, tout au plus peut-on imaginer une publication début 2016.
En attendant, je publie un petit texte intitulé Celui qui veille dans le recueil consacré au bonheur que publiera l’Aire fin février ─ Les heures étoilées de ma vie ─ et qui convoque du beau monde : Jacques Roman, Marie-Jeanne Urech, Bastien Fournier, Blaise Hofmann, Jon Ferguson et bien d’autres. C’est un texte qui me tient particulièrement à cœur, parce qu’il s’adresse à mon fils.