Il existe des romans fascinants, qui vous collent aux mains car vous avez l’impression d’assister à la naissance d’une nouvelle voix, et que vous avez peur que celle-ci ne se tarisse avant que la dernière ligne ne soit lue. Le Prix d’Antoinette Rychner est de cette trempe et ne souffre pas d’une désillusion finale, bien au contraire. Son charme ne tient pas qu’à son thème, à son histoire ou à son atmosphère, mais bien au brio avec lequel l’auteure manie les mots pour inventer un nouveau langage. Un livre incroyable qui m’aura autant captivée que convaincue.
— Depuis quand n’as-tu pas quitté l’appartement,
va-t-elle recommencer à m’emmerder, à évoquer l’argent qu’elle doit rapporter, le Temps que lui rafle l’entreprise qui l’emploie, les problèmes qu’elle rencontre depuis que je refuse de sortir et comment elle a dû s’arranger avec la mère de cet autre garçon qui est en classe avec Mouflet pour le faire raccompagner de la petite école ?
Je n’en sais rien. S est une belle femme qui ne me sert à rien, et je le lui écris. Que tu n’aies aucune sensibilité en matière de Ropf, passe encore. Mais si tu n’as pas le respect du sculpteur, tu m’encombres et me détruis. Oui tu es plus nocive, pour Moi et mon travail, que le plus borné des membres du jury,
S me regarde, elle ne pleure pas mais semble toute diluée de bruine, c’est basse vie en elle.
L’histoire, simple, est celle du Sculpteur qui donne naissance viscéralement, littéralement, à des Ropfs. Œuvres qu’il soumet ensuite au Jury, mais ses créations ne chantent pas aux oreilles des jurés, et sans cesse le Prix lui échappe. Aveugle à ceux qui l’entourent, à sa chance dans la vie (famille, travail, maison), sourd aussi au reste du monde, littéralement là encore, le Sculpteur sombre dans son obsession. Dans un long monologue qui ressemble de plus en plus à un combat intérieur, il se débat entre son envie de savourer malgré tout son bonheur familial et la frénésie d’avoir plus. Même pas plus en fait, juste « Le Prix », et ensuite… tout ira bien. Quoique. Coincé entre les attentes des autres et les objectifs qu’il se fixe à lui-même (qui n’ont rien de compatible), notre Sculpteur oscille pendant 282 pages entre égoïsme et raison. Laissant parfois cours à sa frustration, place à son découragement, champ libre à sa violence, le besoin de création est souvent le plus fort et se fait ressentir au plus profond de ses entrailles. Ce qui l’isole puis le torture puis le culpabilise, jusqu’à ce qu’enfin il sache ménager et la chèvre et le chou (c’est une image).
S m’embrasse, embrasse Mouflet, sitôt qu’elle n’est plus en vue je jette dans un bol quelques céréales et cours m’enfermer à double tour dans ma chambre consacrée,
en me jetant sur le tapis j’ai failli me casser la gueule,
déchirer maintenant mon T-shirt et tenter de rétablir la connexion avec ce Ropf dont l’extraction pas plus tard qu’à l’aube semblait gagnée d’avance. Bien entendu il m’est tout à fait impossible de me concentrer dans les premières minutes,
allons ! Inspire à fond, je dois retrouver ma position initiale, m’excuser pour ce contretemps auprès du Ropf et lui promettre que rien ne viendra plus s’interposer entre lui et Moi, étonnamment il semble qu’il daigne remonter en poussée, son remuement de pardon me fait un bien fou,
— Viens, mon Ropf, que je t’accueille, te piège et te vénère,
— Je m’ennuie, dit quelqu’un au même instant de l’autre côté de la porte,
encore lui ! Quelle insupportable manie n’a-t-il pas d’exister si fort.
Jolie métaphore du besoin viscéral de créer. Le Prix utilise d’autres symboles tout aussi forts pour illustrer ce qui ressemble à notre réalité mais qui ne l’est pas tout à fait. La savoureuse mise au monde de Remouflet (frère cadet de Mouflet), par exemple, se rapproche plus d’une tempête dans des embruns marins, dans des courants déchaînés, avec des tonnes d’eau de mer, voire même quelques sages-femmes en cirés bretons, que d’un accouchement dont nous n’aurions finalement qu’une idée très classique. La plante aux yeux multiples, bouc émissaire préféré du Sculpteur frustré, devient à elle seule un « enfer, c’est les autres ». Bien sûr, il y a de la poésie à la Vian dans toutes ces inventions, et quel plaisir de se laisser surprendre. Antoinette Rychner manie sa matière première, les mots, tout comme son protagoniste coud, colle et crée les drôles de personnages auxquels il donne vie. En lisant la créature, c’est le créateur au travail que nous devinons. Une nouvelle voix – un chant de Ropf – qui sonne doux à mes oreilles et qui mérite largement, à mon sens, de recevoir un Prix, et un grand !
Quittant des yeux la fenêtre, je regarde aux alentours ; le wagon est rempli d’usagers intoxiqués de planification, eux aussi pensent à ce qu’ils auraient dû achever avant de sauter dans leur train et aux corvées qui les attendent, eux aussi n’expriment qu’une chose : je voudrais seulement disposer d’un petit moment,
un moment de rien,
un moment à Moi
Tududu, on annonce une entrée en gare, les concernés s’agitent,
ils semblent prêts à tuer pour gagner deux minutes,
sinistrement je les observe ; la prochaine guerre me dis-je ne sera pas une guerre de religion ni une guerre d’eau potable, mais une guerre – émeute des surmenés, sanglants conflits d’horaires – oui ! une guerre pour le Temps.
Éditions Buchet Chastel