Estive, fragile et courte esquive. Quand j’étais petite, je rêvais de devenir gardienne de phare, solitude et lecture jusqu’à plus soif. Blaise Hofmann, lui, a décidé de se réinventer en berger, quelques mois. Question de lieu de naissance, sans doute. À même pas 30 ans, nous le trouvons au pied de la Tour du Famelon. Un voyage n’a pas besoin d’être lointain pour être dépaysant, un récit n’a pas besoin d’être exotique pour passionner le lecteur.
Robert est là. Cela tombe bien. Il regarde la scène. Il ne dit rien. L écrase son mégot sur une pierre avec laquelle il assomme l’agneau boiteux. Avec la grande lame de son couteau suisse, il l’entaille selon quelques lignes précises, de sorte qu’en tirant sur un pan de peau, il obtient un petit costume de laine avec une grande ouverture sur le ventre et quatre trous pour les pattes. Il empelisse l’agneau rejeté. Le miracle opère. L’odeur de l’agneau boiteux attire la mère. L’agneau tête enfin, avec la peau sanguinolente de son frère sur le dos.
Blaise apprend vite que les choses ne seront pas si simples que la vie rêvée. Les journées sont longues, les moutons rétifs, les conditions difficiles, peu de place à la sensiblerie, peu de temps pour lire, mais en a-t-on encore besoin quand le quotidien se transforme en découverte perpétuelle ? Quand la vue sur le Léman ou sur les montagnes devient source inépuisable d’inspiration ? Quand on a la tête bien pleine des mille détails qu’il faut anticiper ? Quand la fatigue du corps, enfin, prend le pas sur la vigueur de l’esprit ?
À travers la cité, comme dans un champs clos, hier, aujourd’hui, demain, quand c’est l’heure, c’est l’heure. On ignore qu’on a bel et bien dormi, on reste allongé et merde pour les moutons. On s’envoie une lampée de pomme, désaltérant la soif de chaque créature. On s’en va, transformant les pavés en îlots et partout colorant en rouge la nature. On récide n’importe quoi, un vieux Baudelaire défraîchi, en boucle, à la recherche d’un sens second.
Pire que le gardien de parking du troisième sous-sol, arrogant, hautain, distant, amer et irritable. En deux mots, mal baisé. Un pied glisse. J’ai soif. Berger, ce n’est pas noble. On idéalise la taciturne. Il n’y a pas de mystère. Les maladies sont soignées à la seringue et au sécateur. La vie de berger, c’est de la boucherie.
Le plaisir de lecture ne se cache pas dans la simple idée folle de devenir berger en 2006, mais dans la poésie dont Blaise use sans avoir même l’air d’y prendre garde, dans ses recherches et compléments d’information qui sont salvateurs pour ceux qui ignorent tout de la vie en montage, dans les petites anecdotes futiles et pourtant si représentatives. De courts paragraphes, une langue qui se délie, l’apprentissage du mouton – vie, mœurs et mort – du moutonnier – montée, transhumance, désalpe – quelques rencontres des plus étonnantes, la prise de conscience de problématiques bien plus contemporaines que l’on aurait pu l’imaginer. Estive est un tout, une belle lecture, une porte d’entrée sur la Suisse, un incontournable.
Dans la case du Grenier, je descends en moi-même et mets de l’ordre. Tout est recouvert par une épaisse couche de fatigue, de celle qui ne date pas d’hier, de celle que l’on aurait tort d’appeler abattement ou lassitude. Le silence, les mouches. Il ne manque que la neige pour m’endormir pour de bon et rêver, par couches successives, aux mois enroulés sous l’effet boule de neige.
Ces mains calleuses sont les miennes. Le miroir me surprendra. J’ai bonne mine à jouer ainsi avec ma barbe. Mon identité vacille. Il n’y a plus rien à faire ici.
Enchantement, ou désenchantement, tout dépend du point de vue. Soulagement parfois même pour le lecteur qui laisse Blaise expérimenter et s’échiner à sa place. Mais qui sait, peut-être aussi point de départ de certaines vocations. Sortir du monde, pour un été ou pour toujours, ne reste-t-il pas un rêve que nous caressons tous un peu ? Certains ont osé, et Blaise Hofmann est venu nous le raconter.
Éditions Zoé