Entretien avec Blaise Hofmann

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Amandine Glévarec – Je suis assez épatée que vous ayez eu l’envie de devenir berger, en quittant un certain confort pour la rude vie de montagne, que vous en reste-t-il aujourd’hui ?

Blaise Hofmann – Il ne m’en reste pas grand-chose. Et la « rude vie » dont vous parlez, ne se trouve-t-elle pas plutôt dans les trains des pendulaires et les bureaux open-space ?

A. G. – Avant cela, vous aviez publié Billet aller simple, qui décrit votre périple en Afrique et en Asie. Vivre un voyage, c’est une chose, le retranscrire, c’en est une autre. Comment écrivez-vous ? Au fil de l’eau ou après-coup ?

B. H. – Je m’efforce d’être tour à tour bourlingueur émerveillé et archiviste méticuleux. Voyager en circuit ouvert, disponible, en fixant des observations brutes, en prenant des notes sur le vif, pour aiguiser le regard, faciliter le travail de mémoire. Et puis prolonger l’expérience en me documentant, durant le voyage, en achetant les journaux locaux et en fréquentant les bibliothèques, au retour, en lisant tout ce qui s’est écrit sur la question.

A. G. – Pour l’avoir, je sais bien que le virus du voyage n’est pas toujours facile à gérer. Sitôt rentré, on ne pense qu’à repartir…

B. H. – Je crois être un passant, plus qu’un voyageur. Je n’ai pas l’obsession nomade. En voyage, je me réjouis toujours du retour.

A. G. – Vous n’avez pas seulement écrit des récits publiés mais aussi des chroniques. Est-ce que cela change la façon d’écrire ? L’immédiateté, la contrainte du nombre de signes, un public différent ?

B. H. – La différence réside dans le rapport à l’actualité, la question du financement, le temps d’écriture et la liberté. Aujourd’hui pourtant, la littérature se tourne de plus en plus vers le réel, les bio-fictions, les faits romancés, alors qu’un nouveau journalisme, « long-journalism », redécouvre l’immersion, soigne la forme, prend le temps de raconter de petites histoires révélatrices de la Grande Histoire. L’art de l’écrivain et le métier du journaliste se mêlent de plus en plus.

A. G. – Vous animez des ateliers d’écriture, comment transmet-on le goût et les techniques de l’écrit ? Concrètement, à quoi doivent s’attendre vos stagiaires ?

B. H. – Chaque atelier est différent, en fonction des attentes, des motivations, du profil, du nombre de participants, et de la durée de la formation. Il peut s’agir de réconcilier des écoliers avec l’écriture, de redonner du souffle et de nouvelles pistes à des écrivains en herbe ou de faire progresser des écrivains qui ont un projet défini.

A. G. – Un petit mot sur votre dernier livre paru aux éditions Zoé : Les Marquises ? Là, tout de suite, je pense à Brel… 

B. H. – Lucien Kimitete, ancien maire de l’île de Nuku Hiva, l’un des grands artisans du renouveau culturel marquisien, se fâchait quand on lui parlait de Brel et Gauguin : « Les Marquises se doivent d’être autre chose qu’un cimetière d’étrangers célèbres… » C’est autre chose qui m’a poussé à raconter « mes » Marquises. L’esthétisme ahurissant des lieux, l’hospitalité des autochtones, surtout le fait que ces îles du « bout du monde » sont mondialisées depuis plus de trois siècles, « grâce » aux baleiniers, aux trafiquants de bois de santal, aux missionnaires, aux voyageurs, aux colons, aux expatriés. Aussi parce que les Marquises ont su, en une génération, se reconstruire une culture, une langue, des danses et des chants, un artisanat, tout un patrimoine disparu pendant un siècle.

A. G. – Quand on associe récits de voyage et Suisses, on pense immédiatement à Ella Maillart et à Nicolas Bouvier. Avez-vous l’impression de marcher sur les traces de vos ainés ? Est-ce qu’être Suisse, ça change quelque chose fondamentalement à la façon d’appréhender le reste du monde ?

B. H. – Ella Maillart est une très grande dame. J’ai aimé lire ses témoignages, le récit de ses aventures, mais ne suis guère nourri par son écriture. Nicolas Bouvier est un phare. Il offre L’Usage du monde à ceux qui veulent partir, Le Poisson scorpion à ceux qui sont partis…

Au XXIè siècle, le monde est piétiné de partout, on voyage toujours sur les traces de quelqu’un. Par contre, je crois qu’il est possible de poser un regard neuf sur ce vieux monde, et ne pas écrire « sur les trace de ».

La « suissitude » conditionne certainement notre manière d’aborder le monde. Il y a une forme de culpabilité – conscience du pillage des matières premières, des comptes bancaires de dictateurs, d’un pouvoir d’achat indécent – qui fait des Suisses de bons candidats au voyage ascétique. Il y a aussi la petitesse du territoire, un héritage multiculturel, au carrefour des Europes, une longue tradition de « voyageurs » (mercenaires, commerçants, missionnaires, humanitaires) et d’écrivains-voyageurs (Blaise Cendrars, Anne-Marie Schwarzenbach, Charles-Albert Cingria, Hugo Lötscher, Lorenzo Pestelli, pour ne citer qu’eux).