Roman brutal et improbable, comme l’indique le sous-titre, Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal est surtout un inclassable rafraîchissant et diablement provoquant. Conte pour grands enfants à la sauce surnaturelle, à offrir d’urgence aux adulescents en manque de sensations fortes ou aux adultes bobotisés à mort. C’est qu’ils s’y reconnaîtront, les bougres, dans l’amour sans faille de Solal Aronowicz pour les bonnes et belles choses, sans conteste hors de prix, et si possible éditées en tirage limité (souliers sur mesure et livres rares faisant aussi partie des objectifs à atteindre). La vie est si banale, pourquoi ne pas la passer à fumer des cigares aux noms prestigieux, à boire des whiskies sans âge et à recevoir un salaire indécent pour un travail que l’on ne fait pas (même pas « mal », non non, juste pas) (erreur administrative) (la chance n’a pas d’éthique, ça se confirme). Si je rajoute que le protagoniste est genevois, nul doute que vous vous en ferez alors une image aussi juste que précise, avec toute l’arrogance que cela sous-entend (je précise, pour les non-vaudois).
Devant le magasin, il y avait l’habituel agrégat de vieillards nauséabonds tout bourrelés de rage consumériste. Ils étaient une bonne centaine à renâcler fiévreusement dans l’air encore un peu piquant du matin. Agglutinés les uns aux autres, visqueux, ils se collaient de près, formant un corps aux contours mal définis et agités de soubresauts vagues. Une sorte de rumeur sourde montait au-dessus d’eux, comme un mâchonnement continu et fébrile. Les portes semblaient plier sous le poids de cette foule moribonde qui râlait d’une seule voix, sourde et sépulcrale. On se serait cru dans un film de zombies, quand les héros sont acculés dans un centre commercial et que la fin, tragique, mais si jubilatoire, est toute proche.
C’est une histoire impossible à résumer, tout juste puis-je vous dire qu’elle commence par le meurtre (n’ayons pas peur des mots) (enfin, ce n’est pas un meurtre gratuit non plus, elle l’a cherché) d’une vieille dame, dans un supermarché, en plein jour, à la tondeuse à gazon. Si vous ne redoutez ni le sang ni les autres matières dont un corps est constitué (gélatine du globe occulaire comprise, anticipons quelque peu) et que vous ne craignez pas les rictus de dégoût qui se transforment en rire nerveux, alors vous passerez sans problème cette première scène un peu hors normes pour vous plonger avec délectation dans la suite des aventures pour le moins rocambolesques du parfait anti-héros de Florian Eglin. La vieille dame, donc, utilise, à bon escient, son dernier souffle pour maudire Solal. La malédiction aboutira à la perte de quelques organes, à la découverte d’une pieuvre qui franchement n’avait rien à faire là, à l’envoi d’une mystérieuse missive qui gardera ses secrets. Mais notre Solal ne perdra pas pourtant son détachement caractéristique ni son flegme tout suisse (ni sa maniaquerie légendaire), d’où un décalage un peu mordant, un peu grincant, très réussi, qui rend ce livre hilarant (on a le sens de l’humour que l’on mérite). Le sens de la formule, une description exigeante d’un quotidien qui ressemble au nôtre, une exagération maitrisée des situations aboutissent à un récit totalement invraisemblable et pourtant parfaitement réaliste. Un roman de la marge donc. Quelques lecteurs y perdront peut-être l’équilibre mais la plupart admireront la prouesse et en redemanderont (ce qui tombe bien, puisqu’il y a une suite, bientôt deux).
Je ne perdis pas contenance pour autant et, en lui décrochant un bon coup de talon dans la mâchoire, je parvins à lui prendre ce foutu spray. Il contenait encore une charge. Je détournai la tête avec précaution, crachai un bout de foie avalé par mégarde, j’avais assez dégusté pour ma part et il ne fallait de toute façon pas plaisanter avec ces objets, après tout, ils étaient interdits dans la plupart des pays au PNB suffisamment élevé pour édicter des règles claires en terme d’auto-défense, et je lui vidai posément ce qui restait dans la figure, quasiment à bout portant. Ses hurlements atteignirent alors une dimension nouvelle.
Elle faisait vraiment plaisir à entendre, on était bien.
Elle finit pourtant par se reprendre et parvint encore à articuler très nettement, d’une voix à la fois étonnement sonore et ferme qui résonna le long des travées silencieuses :
— Je te maudis, je te maudis par Ashmodai ! Qu’il te fasse crever comme moi tu me fais crever, en morceaux ! Dispersé, démonté, défait ! En morceaux !
Cette malédiction qui finalement ne tombe pas si mal n’est pas le cadeau de Noël idéal que je destinerais à ma mère parce qu’il est un peu : violent – déjanté – politiquement incorrect – moqueur – cru – cynique – méchant – gore – dixième degré (rayez les mentions superflues) et qu’il risquerait de choquer ma chère maman au cœur tendre, qui se préserve des films d’horreur en se cachant les yeux avec les doigts (ce qui, en l’occurrence, ne faciliterait pas la lecture). Mais pour les amoureux d’une certaine idée de la liberté littéraire, qui ne s’imposent ni barrières ni préjugés, qui s’amusent à se demander jusqu’où l’auteur va oser aller, qui savent apprécier la saveur d’une langue non dépourvue d’une certaine classe, et qui – enfin – ont la chance de ne pas encore l’avoir lu (il en reste ?), ruez-vous sur cette très belle publication de la Baconnière, ancienne et digne maison d’édition qui affirme, par ce choix audacieux, qu’elle n’a pas peur de se réinventer.
Éditions de la Baconnière – ISBN 9782940431168