En marge de la parution du numéro 37 de la revue Archipel, Vincent Capt, qui a assumé la direction scientifique de ce numéro, nous a accordé un entretien. Vincent Capt est maître-assistant en linguistique française et docteur des universités de Lausanne et Paris 8.
Amandine Glévarec – Peux-tu nous offrir une définition des écrits bruts explicite pour nos lecteurs ?
Vincent Capt – La première apparition du terme vient en 1979 suite à un recueil de textes asilaires transcrits, intitulé justement Écrits bruts, coordonné par Michel Thévoz, conservateur de la Collection de l’Art Brut entre 1975 et 2001. C’est par analogie à l’art brut inventé à l’été 1945 par le peintre Jean Dubuffet que Thévoz a choisi cette désignation, pour renvoyer à des écrits réalisés par des personnes autodidactes, indemnes de culture artistique et n’ayant aucune prétention littéraire.
Initialement, ces écrits s’apparentent pour la plupart à des lettres manuscrites et relèvent d’une communication à visée très pragmatique (demander à un médecin libération depuis un asile, obtenir auprès d’autorités politiques de meilleurs conditions de vie, etc.). Leur réception n’a pas été celle escomptée par leur auteur. Les écrits bruts ont tous été confrontés d’abord au silence. Le regard nouveau proposé par Dubuffet et d’autres plus tard (aujourd’hui toujours) sur ces productions sinon vouées à l’oubli et à la destruction revalorise le pôle du signifiant graphique et parfois phonique du signe linguistique.
Certains de ces écrits ont même servi d’inspiration à Dubuffet (à la façon aussi des inventions de l’artiste Gaston Chaissac), pour ses pièces littéraires – en particulier les écrits phonétisants investis dans le fameux recueil Ler dla campane, suivant un imaginaire oralisant et populaire de la langue valorisé alors par la littérature (comme chez Céline par exemple).
En somme il s’est agi pour Dubuffet de s’intéresser moins aux idées souvent délirantes et souffrantes qui se trouvent développées dans les textes qu’à la « matérialité » des manuscrits. Au contraire de la plupart des psychiatres qui y avaient exclusivement décelé divers symptômes classés ensuite dans le système des pathologies mentales, le créateur de L’Hourloupe y a perçu des tentatives virulentes à l’égard du français, de la littérature et son modèle de la belle langue ainsi que de l’art académique. Dubuffet visait à dynamiser les pratiques de l’écrire et du lire, à les délocaliser de l’objet livre et à les donner à voir exposés (plus tard ils ont par ailleurs été soumis à la lecture orale sur scène par des comédiens).
Même si les matériaux employés sont souvent pauvres et les techniques de composition rudimentaires, satisfaisant l’esthétique du peu et de la modestie valorisée par Dubuffet, aucune définition formelle ne peut être donnée a priori des écrits bruts. Leur valeur doit nécessairement être contextualisée. On peut ainsi minimalement dire que ce sont dans tous les cas des écrits qui ont eu la capacité de changer de statut et de déplacer dans la société les conditions de leur appréhension, passant d’une saisie le plus souvent médicale (psychiatrique) à une saisie artistique.
A. – Quel a été le rôle de Jean Dubuffet dans cette découverte auprès du grand public, en France puis en Suisse ?
V. C. – Dubuffet bénéficie d’un rôle central, dès l’immédiat après guerre. L’entreprise menée sous le nom d’art brut correspond à un vaste programme poétique, un programme qui vise à réenchanter le monde, à faire table rase, par-delà l’écho encore perceptible des bombes. Comme certains le disent, le peintre havrais a créé une sorte de « précédent ». Ce point zéro s’explique surtout par le fait que Dubuffet a réuni diverses idéologies artistiques sous une même désignation. Le « brut » conjoint un imaginaire primitiviste de la création à des idéologies telles que le spiritisme, la folie et le populaire. Cette réunion, hybride, n’a guère d’antécédent, sinon dans une certaine mesure les cabinets de curiosité hérités de la Renaissance.
Le passage d’un état social de réception à un autre est au cœur de la pensée de l’art développée par Dubuffet. Le « brut de l’écriture » consiste à dépasser sa condition première et à inventer des modalités inédites de lecture. Cette perspective sur l’écriture est critique dans la mesure où elle interroge les attitudes instituées de lecture, dont la rationalité est exclusivement basée sur le signe linguistique.
Concrètement, c’est suite à diverses prospections réalisées notamment dans certaines archives psychiatriques en Suisse et en France que ces écrits sont devenus le lieu d’un fécond problème d’attention. Le choix de l’asile (puis dans une mesure moindre de l’hôpital psychiatrique) s’explique par diverses raisons. Notamment parce que ce site représentait aux yeux de Dubuffet un lieu d’exclusion ou du moins de désaffiliation comme diraient les sociologues, un lieu d’isolement certain, favorisant la réalisation de productions « déconditionnées », défaites du poids du social, libérées des contraintes normatives de la langue.
Il faut mentionner aussi que Dubuffet se situe par là dans le prolongement de pratiques de collection que les avant-gardes, en particulier le surréalisme, avaient déjà exploité, aussi via des explorations littéraires de la folie voire des railleries des institutions psychiatriques (la médecine aliéniste d’alors). Les prospections réalisées se basent, elles, sur le modèle en vogue au moins depuis le début du XXème siècle de l’ethnographie de terrain. Il s’agit dans ce cas spécifique de découvrir des productions jusque-là secrètes et anonymes.
Dubuffet avait eu le projet autour de 1971 de faire une anthologie de « l’art brut dans l’écrire », qui n’a cependant jamais vu le jour. Même s’il a réalisé dans les années soixante quelques articles sur des écrits bruts dans les fascicules de la revue L’Art Brut, Jean Dubuffet a peut-être moins valorisé ce pan de la production sous forme d’expositions que Michel Thévoz et d’autres à sa suite ont pu le faire.
Là où Dubuffet a cependant joué un rôle clé, que reprendront dans les années 60-70 les lectures antipsychiatriques notamment, c’est que sa pensée du déclassement, de la décatégorisation, a la grande vertu, quasi philosophique, de « mettre en doute la chose elle-même ». À savoir que son positionnement exacerbe la relativité des valeurs assignées et qu’il critique la naturalité dont peuvent se doter certains points de vue. Le « perspectivisme » de Dubuffet rejoint là les réflexions menées par certaines figures fameuses, comme le philosophe Nietzsche ou le linguiste de Saussure, pour qui « le point de vue crée l’objet ».
Enfin, l’intérêt de Dubuffet pour ces écrits inclassables a priori, situés toujours à cheval entre les catégories, s’explique parce qu’ils soutiennent une valeur littéraire d’époque, à savoir tous les imaginaires graphiques de la langue. Depuis Apollinaire jusqu’au lettrisme, la première partie du XXème siècle a fameusement valorisé une esthétique de la crise de lisibilité, en particulier dans la poésie.
Ce « graphic turn » s’accompagne en outre d’un intérêt spécifique de Dubuffet, dans son œuvre notamment, à la part matérielle des objets d’art, écriture incluse. Dans ses Notes pour fins lettrés, il développe même une « matériologie », un discours valorisant une forme de raison interne de la matière. Guère étonnant de trouver parmi les écrits bruts des manuscrits réalisés pour certains à l’aide de coquille d’œufs ou de fils brodés.
A. – Les écrits bruts sont parfois source de discorde car ils ont été, et sont toujours, l’occasion de créer un véritable marché. Et qui dit marché dit argent, et peut sous-entendre commandes. Un avis ?
V. C. – Les écrits bruts, comme la très grande majorité des œuvres apparentées à l’art brut, ne proviennent pas de commandes, externes et préalables. Ce serait là une contradiction à l’éthique de réalisation prônée depuis Dubuffet. Théoriquement, les écrits bruts ont été produits en dehors de tout projet artistique. Cependant il importe d’être vigilant. Certains acteurs du monde de l’art semblent aujourd’hui peu soucieux sur ce point. Par exemple, des auteurs contemporains d’art brut savent très bien que leurs productions sont exposées dans des musées. De là à dire qu’ils continuent de créer en fonction de demandes précises, il y a un pas que je ne franchirais pas pour l’heure, dans la grande majorité des cas. En revanche, les dispositifs « sollicitatifs », comme le don de matériel pour créer, existent depuis longtemps. On aime ainsi mentionner le cas d’Aloïse Corbaz, alors enfermée à l’asile de Cery à Lausanne, à qui l’on transmettait notamment des craies grasses pour qu’elle puisse dessiner.
En somme, les attitudes et les principes appliqués varient d’une institution à l’autre. Certaines galeries d’art se sont ouvertes et se sont spécialisées dans la présentation et la vente d’œuvres affiliées à l’art brut. Tout dépend du lien établi avec l’auteur vivant. Mais j’ai l’impression que dans la plupart des situations les commandes sont encore rares. Pour ce qui concerne la collection lausannoise, on peut préciser que celle-ci est inaliénable, elle ne peut pas être l’objet d’une vente et provient en grande partie de dons ou bien a été acquise pour des sommes plutôt modiques en regard des prix qu’atteignent aujourd’hui certaines œuvres d’art brut dans les foires et les galeries.
Ce qui est sûr, c’est que le risque d’instrumentalisation est maximal dès lors que l’auteur n’est plus juridiquement propriétaire de sa production. C’est la raison pour laquelle les œuvres apparentées à l’art brut servent aujourd’hui plus que jamais d’écran à projections, qui informent parfois moins sur les œuvres que sur leurs commentateurs.
A. – La revue Archipel t’a laissé carte blanche pour créer un numéro intitulé Affoler la langue. On y retrouve des articles écrits par des chercheurs et d’autres par des étudiants en langue et en littérature françaises. Que provoquent cet échange, ces différences de points de vue ?
V. C. – Le but de ce numéro collectif était de faire se rencontrer différents amoureux ou spécialistes de littérature française – un écrivain, Andréas Becker, a participé aussi à l’aventure. Il s’agissait de les confronter à des écrits qui « mettent à mal » la langue. Il s’agissait aussi de donner l’occasion à des étudiants de se frotter aux exigences notamment rédactionnelles d’une publication scientifique et d’actualiser leur compétence de façon pratique. Aboutir via une recherche à un objet concret, tangible, est rare dans un cursus de lettres et il me semblait important de valoriser ainsi l’engagement de certains chercheurs en devenir. C’est en ouvrant les portes que l’on peut favoriser certains parcours voire créer certaines « vocations » !
Avec la participation de chercheurs confirmés sur le sujet, comme Gérard Dessons, Professeur à l’Université Paris 8, l’idée était aussi de créer un projet qui soit porteur et qui soit reconnu par les paires. Enfin, la coédition avec la Collection de l’Art Brut, qui a autorisé la reproduction couleur dans l’ouvrage d’une trentaine d’écrits bruts, visait à solidifier les liens de la recherche à la cité, histoire de ne pas isoler trop l’université et la réduire, comme le veut l’expression, à une « tour d’ivoire ».
Je dirais en somme qu’il s’est agi de fédérer autour d’un projet commun, réunissant le comité éditorial de la revue Archipel, le musée lausannois et des chercheurs d’horizons disciplinaires variés. Il me semblait important, du point de vue d’une politique de la réflexion notamment, de dépasser les discontinus entre les statuts, les disciplines et les institutions.
Sur le plan de la recherche, j’avais à cœur de proposer une réflexion historicisée sur le topos artistique et littéraire de la folie. Et celui-ci dépasse de loin les écrits bruts. Raison pour laquelle j’ai inclus à la réflexion Antonin Artaud et Henri Michaux, tous deux pourvoyeurs aussi d’expérimentations langagières à l’immédiat après-guerre. Je voulais vraiment apporter un regard « à distance », historicisant les formes du discours littéraire en lien avec les imaginaires de l’époque. Pour mieux apprécier dans le temps la variété des assignations de « folie littéraire ».
Globalement, l’heure n’est pas à la réflexion critique dans l’université ; certains contemporains parlent du règne d’une pensée néoréactionnaire. Ce que je veux dire par là c’est que le rôle d’un intellectuel, ici des chercheurs en littérature française, consiste à filtrer et à expliciter dans la langue les mécanisme de formation du sens. C’est la fabrique infinie des valeurs qui est au cœur de nos systèmes de représentation et qui orientent nos conduites, influencent nos goûts et formatent nos fantasmes.
L’aspect « truisme » ou « pensée paresseuse » m’interpelle, à savoir la possibilité d’abord d’ingérer sans « filtre » des discours sur l’art, ensuite de se les approprier et de les reconduire, enfin de naturaliser des points de vue sur le langage et sur les œuvres. Par exemple, le lieu commun qui nous retient, la littérature et ses rapports à la folie, remotive de façon irrésistible semble-t-il la question du génie ou bien le motif de la sauvagerie de la création. Le raccourci est superficiel ici mais il dit combien il est aisé d’adopter une position qui manque sans le savoir de réflexivité et de criticité.
A. – Si nos lecteurs ont envie d’en apprendre plus sur les écrits bruts, ils peuvent découvrir la collection du musée de Lausanne bien sûr, mais aussi piocher dans leur bibliothèque des noms bien connus, tels que Henri Michaux ou Antonin Artaud. S’agit-il vraiment de la même approche ?
V. C. – Non. Les écrits bruts sont relatifs à un problème de réception. Comme l’indiquait dans Le Langage de la rupture Michel Thévoz, « l’absence de toute perspective de publication intervient comme une caractéristique essentielle de ce que nous entendons par écrits bruts » (1978 : 131). Ou encore : « les auteurs d’écrits bruts [sont] étrangers aux milieux culturels et, à plus forte raison, à l’institution littéraire » (1978 : 69-70). Pour ce qui est de leur statut social, Artaud et Michaux étaient bel et bien reconnus comme écrivains, malgré la rupture avec les surréalistes pour le premier et malgré un certain « isolement » pour le second.
En revanche, des points communs peuvent être relevés du point de vue d’une schématique spatiale et institutionnelle, ainsi que du point de vue linguistique. Les auteurs d’écrits bruts, Antonin Artaud et Henri Michaux ont entretenu une relation spécifique avec les asiles psychiatriques et l’institution littéraire. La plupart des premiers ont tragiquement été internés une partie importante de leur vie et ne prétendaient nullement faire de l’art. Le deuxième a connu les affres de l’enfermement pendant neuf ans, était un dramaturge renommé et n’a eu de cesse de rappeler depuis Rodez sa filiation littéraire. Le troisième s’est quant à lui passionné dès son plus jeune âge à la psychiatrie, n’a jamais été enfermé et se trouvait isolé de ses paires, en tous les cas des mondanités littéraires.
Du point de vue linguistique, c’est le continu de la langue qui est au travail dans ces trois corpus. L’extension de l’écriture interroge les limites du linguistique et donc de la société. Ce que cette dernière est prête à accepter comme valeur ou à rejeter (étant trop autre, en carence de forme socialement identifiable). La force de ces écrits consiste à nous affoler, c’est-à-dire nous retrouver étrangers dans notre propre langue. C’est alors toute une anthropologie des savoirs linguistiques qui est jeu, laissant à découvert des connaissances finalement très ethnocentrées.