Le récit de voyage constitue pour moi le fleuron de la littérature. C’est sans doute pour cela que j’en consomme avec parcimonie, et avec un sens critique particulièrement affûté. Je garde un souvenir ému de ma lecture des trois tomes de Longue marche, écrits par le formidable Bernard Ollivier, qui d’ailleurs – heureux présage – signe la préface de Traversée de la Suisse à pied. Quel meilleur moyen de découvrir mon nouveau pays qu’en empruntant les yeux d’un marcheur ? Celui qui prend le temps de découvrir, à son rythme, la Suisse, de la pointe nord à la pointe sud, n’est-il pas alors un homme heureux, comme l’explicite le sous-titre ?
Au seuil de cette dernière rampe aménagée pour des princes, mon esprit soudain libéré se met à flotter, léger. Des larmes se forment puis glissent calmement sur mon visage. Sans même chercher à les retenir, je les écoute. Comme irradié par la force d’un équilibre rarement perceptible, je trouve en ces instants de lucidité, ce vers quoi j’aspire secrètement, cette sensation d’appartenance à un tout, qui vit, qui grouille et qui m’entoure. Déployer ses forces les plus affûtées pour venir effleurer du bout des lèvres ce rivage délicieux de légèreté, d’apesanteur et d’unicité. Se chercher soi-même, c’est découvrir le monde. Quel paradoxe ! J’oublie mon corps ; mes pensées restent suspendues, comme si l’engrenage qui les entraînait s’était détaché pour actionner un autre boîtier : celui des perceptions. Le temps, produit de la pensée, s’est volatilisé ; ce qui était, ce qui est et ce qui sera se trouvent soudain concentrés en un même et unique noyau d’énergie, aussi incompressible qu’indilatable.
Et pourtant, fâcheuse lectrice critique, je garde mes réserves. Rien à dire au niveau du style, fluide et parfois chantant, mais j’avoue que je reste insatisfaite. Comme en leur temps les Français parlaient aux Français, j’ai l’impression de lire un Suisse qui parle aux Suisses. Les références, très nombreuses, à des lieux que je ne connais pas (encore) ne me permettent pas de faire surgir en moi des visions de paysages inconnus. C’est un peu le souci : je lis mais je ne vois pas. Les descriptions de montagnes restent en retrait, au profit de celles consacrées à des ouvrages conçus par la main de l’homme. Étienne Diserens est loin d’être un étranger dans ces reliefs, et peut-être n’a-t-il pas la virginité nécessaire qui provoque et l’étonnement et l’envie de transmettre.
Mon voisin, attablé derrière sa bière, les bras croisés, est venu prendre l’apéro. Il est de la région. Il me parle du NEAT (Neue Eisenbahn-Alpentransversale) où les dossiers traînent. Le projet du tunnel depuis Flüelen n’a pas été élaboré comme c’était initialement prévu. Les Uranais ont le sentiment de s’être fait duper par Berne. Les gens de la vallée d’Uri refusent l’idée d’un viaduc hypothéquant leurs meilleures parcelles de l’embouchure de la Reuss à Erstfeld. Les gens partent, les communes se dépeuplent, les impôts par habitant deviennent exorbitants. Dans l’Urseren, un léger tourisme subsiste mais rien de bien consistant. Un investisseur musclé ferait l’affaire. Pourtant le problème numéro un dans cette haute vallée est les sols gelés en altitude. S’ils dégèlent, des tonnes faramineuses de boues sont alors susceptibles de glisser. La société des téléphériques à Andermatt se trouve dans une situation des plus précaires. Les recettes étant placées dans le financement des travaux de stabilisation des zones vulnérables : un vrai gouffre pour la société, incapable alors d’investir dans le renouvellement nécessaire et urgent de ses installations.
Que dire de ce marcheur qui se retrouve les pieds en sang dès le premier soir, ou qui – toujours assoiffé, ça se comprend par cette chaleur – consacre la plupart de son temps à chercher des sources d’eau potable ? Je me fais moqueuse, sans doute parce que, ayant moi-même été une pèlerine sur des chemins bien connus un peu plus au sud, je me prévaux du savoir de ceux qui ont commis les mêmes erreurs. Mais Étienne Diserens reste tout de même attachant. Il goûte parfois à cette liberté de l’homme débarrassé de ses attaches et sait la faire ressentir. Toujours précis, en vrai scientifique, il reste exact quand il nomme une fleur ou un style de bâtisse. Il a, en tous les cas, l’air de prendre plaisir à son excursion, ce qui est toujours ça de pris. Mais, car il y a toujours un, mais je ne pars pas en le lisant dans des songeries sans fin, telles que celles provoquées par Bernard Ollivier, je ne retrouve pas le plaisir de la découverte de l’inconnu, ou ce côté humble de celui qui sait qu’il ne sait rien. À vrai dire, je ne crois pas avoir appris quoi que ce soit de la Suisse. Sans doute qu’une carte globale m’aurait déjà explicité le parcours effectué, et permis un peu plus de me projeter. Le récit de voyage est un exercice compliqué. Il faut que le lecteur puisse s’attacher au « dedans » de celui qui parle, et au « dehors », à ce qui est décrit. Il faut une rencontre. Curieuse, je serais, de découvrir les écrits d’un Étienne Diserens arpentant un pays dont il ne sait rien. Je dis ça, je ne dis rien.
Éditions Slatkine