Les Batailles du livre – François Vallotton

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Il y a deux façons d’appréhender un domaine dont on ignore tout. L’expérience, qui va amener à effectuer ses propres déductions et ses propres choix, mais qui risque de faire passer à côté des sous-entendus de ceux qui connaissent le milieu depuis plus longtemps. Ou l’apprentissage, certes un peu plus ardu, mais qui donnera des clefs que l’on n’aurait jamais trouvées seul. Bref. Après ces quelques mois passés à m’intéresser à la littérature suisse romande, en me laissant guider par les rencontres, les coups de cœur et le hasard, j’ai décidé de prendre les choses en mains et de clarifier deux ou trois points grâce à la lecture du livre de François Vallotton : Les Batailles du livre, l’édition romande de son âge d’or à l’ère numérique.

Le monde du livre romand a souvent été analysé sous un angle étroitement régionaliste et dans une perspective quelque peu misérabiliste. Une manière de rejouer la fable du pot de terre contre le pot de fer. S’inscrivant dans une approche du monde du livre délibérément globale, notre analyse veut rompre avec une forme d’atavisme en replaçant l’évolution de ce microcosme au sein des transformations internationales qui affectent la sphère de l’imprimé au cours des dernières années. En ce sens, la miniature romande doit permettre de mieux comprendre des tendances et des enjeux structurels qui sont loin de se limiter à des frontières géographiques clairement circonscrites.

Petit par le format mais grand par le contenu, d’une langue universitaire mais assez vulgarisée pour être accessible à tous, cette publication des Presses polytechniques constitue bien un incontournable pour qui s’intéresse de près ou de loin à l’édition en Suisse romande. De courts chapitres reviennent aussi bien sur les grands noms passés ou présents, sur le profil type du lecteur souvent boulimique qu’est le romand, sur les multiples subventions qui m’ont tant étonnée quand je suis arrivée, ou sur l’avenir (peut-être ?) que constitue le livre numérique. J’y retrouve des noms souvent connus, d’auteurs, de revues ou de maisons d’édition, et en découvre d’autres dont j’ignorais tout jusqu’à présent, car disparus. Dans une approche qui se veut la plus complète possible, François Vallotton multiplie les références et les sources d’informations, et arrive avec brio à constituer un tout cohérent qui se lit d’une traite. En avançant des hypothèses, et sans préjuger de ce qui a été et de ce qui sera, l’auteur sait rester objectif et exposer clairement les tenants et les aboutissants du microcosme littéraire suisse romand.

On le voit, l’idée d’une Suisse romande comme lieu de forts lecteurs n’est pas un mythe, mais elle n’est pas pour autant une spécificité au niveau helvétique. Au sein de l’aire francophone, ses caractéristiques propres tiennent toutefois davantage à la faible proportion de ses non-lecteurs, ainsi qu’aux capacités et aux habitudes d’achat de la plus grande partie de la population. Les données dont nous disposons confirment par ailleurs des constats observés dans d’autres espaces géographiques. La lecture, quoi qu’on en dise, n’est pas en diminution. Bien au contraire. On a sans doute jamais autant lu, mais sur des supports qui tendent à se différencier toujours davantage.

Si l’on considère la Suisse romande comme une région de la francophonie, il est alors intéressant de parler des rapports parfois tendus, entre fascination et mépris, avec ce qu’il est de bon ton d’appeler – dans ce milieu – la capitale : Paris. Revenir sur le passif de ce « lutéciotropisme » permet de mieux comprendre cette tension toujours actuelle, la différence entre ceux « qui sont montés à Paris » et ceux qui sont publiés en Romandie, entre les éditeurs ayant décidé de tout faire pour être diffusés au-delà des Alpes et les maisons la jouant totalement local. Des préoccupations qui peuvent paraître absconses pour le commun des mortels, certes, mais qui peuvent aussi constituer une sorte de manuel de bonne conduite pour la Française, forcément chauvine, et expatriée, que je suis. C’est toujours bon de remettre en question ses certitudes, et de s’intéresser à l’histoire de ceux qui nous entourent.

L’édition romande s’est développée dans une tension permanente entre vocation régionale et magnétisme parisien, ce que d’aucuns ont nommé joliment « lutéciotropisme ». Après une période de repli sur un marché local, plusieurs maisons profitent, dès les années 1840, d’un contexte général de croissance de l’imprimé (abolition des barrières douanières cantonales, progrès de l’instruction publique, amélioration des communications) pour développer des catalogues orientés vers un public régional. Cette phase correspond justement à la création de la Société des Libraires et Éditeurs de Suisse romande en 1866 : ses promoteurs en attendent plus de visibilité pour leurs publications et une forme de régularisation du commerce de la librairie. Les professionnels du livre participent d’un mouvement intellectuel plus large visant dès cette période à construire un discours identitaire régional. La littérature y joue un rôle essentiel avec la valorisation de contenus qui se déclinent en ouverte opposition avec des productions parisiennes jugées « immorales » : la topographie helvétique, l’histoire, le protestantisme en constituent les principaux ressorts.

Prendre le temps de lire Les Batailles du livre m’était donc essentiel, par intérêt personnel et par volonté de prendre un peu de recul par rapport à la masse d’informations dont j’ai été assaillie durant cette dernière année. Ma mémoire, souvent capricieuse, ne retiendra bien sûr pas l’ensemble, l’expérience prévaut souvent sur l’étude, mais j’espère avoir à l’occasion quelques éclairs de lucidité et de compréhension quand des thèmes, dont j’ignorais tout il y a encore quelques mois, seront abordés autour d’un verre. Une lecture qui donne soif, donc.

Éditions PPUR