C’est un roman qui sent la neige. Celle qui tombe sur les souvenirs d’Henriette, l’une des dernières pensionnaires de la Boisselière. Les autres résidents sont partis, mais son fils à elle ne répond pas. Pourquoi ? Nous ne le saurons pas. Nous nous doutons bien qu’il y a une guerre en cours, quelque part, pas loin, mais où sommes-nous, à quelle époque ? L’auteure nous laisse le soin de l’imaginer. La neige alors, c’est encore elle qui isole, qui feutre, qui assourdit, qui créé des conditions idéales pour un huis-clos de plus en plus oppressant. C’est que nos amis du début, les derniers rescapés de la maison de retraite, pensionnaires et salariés, seront bientôt rejoints par un groupe – hommes, femmes et enfants – visiblement épuisés.
Henriette est assise au salon. Robert, murmure-t-elle, mon fils n’est pas ici, n’est-ce pas, il y avait du monde, mais lui, je ne l’ai pas vu. Je lui ai écrit, la rassure-t-il une fois de plus, il va répondre. En ce moment c’est difficile, il faut avoir de la patience. Qui sont ces gens, insiste-t-elle, est-ce qu’ils se sont perdus, est-ce qu’ils vont rester ? Robert lui semble préoccupé, il a parlé avec eux, assis à leur table, est-ce qu’ils ont apporté de mauvaises nouvelles ?
Henriette, il secoue la tête, fatigué, vous me posez trop de questions. Ils ne vont pas vous déranger. Ils ont fait une longue route, ils ont besoin de se reposer et vous aussi, venez, il est l’heure d’aller vous coucher.
Petit à petit la vie se réorganise, il le faut bien. Nous la découvrons à travers les yeux du mystérieux narrateur, seul habitant de la maison bien après que les autres aient disparu. Peu de temps s’est écoulé pourtant, puisque le chat, témoin muet, est toujours là, à hanter les murs vides. Privilège de lecteur, omniprésence divine, nous assistons à des événements que le narrateur – qui doit se contenter de journaux intimes, de photographies et de tombes – ignore. Est-ce là la voix de l’écrivain qui raconte et qui invente ? Drôle de roman polyphonique où tout s’imbrique en douceur.
Ce qui m’a retenu ? L’eau de la fontaine, le bois de l’appentis, la cachette de la cave. Je ne voulais rester que quelques jours. Avant de découvrir le journal d’Hélène. Dans une de ces chambres qui avaient conservé les traces de leur propriétaire, draps, oreiller et couette sur le lit. Des vêtements dans l’armoire, en particulier des blouses de travail avec, épinglé sur l’une d’elles, le badge qui portait son nom et sa fonction d’aide-soignante. Un unique cahier sous une pile d’autres encore vierges, les pages couvertes d’une écriture menue et monotone, pas de dates, pas de paragraphes. Des murs de mots, compacts, décourageants. Et, glissée à l’intérieur, la photographie d’une femme d’une quarantaine d’années qui s’en allait, sac au dos, le bras droit levé, le visage de profil, souriant par-dessus son épaule à celui ou ceux qui la regardaient partir, d’ici, j’en suis sûr, je l’ai vérifié à l’extérieur, j’ai repéré les arbres, l’endroit exact où elle tenait, derrière la maison, sur le pré en pente.
À nouveau de nouveaux arrivants, des intrus, trois hommes décidés à s’imposer sans demander la permission. L’ambiance devient pesante et électrique. Les drames se nouent dans cette maison isolée, les relations se tissent entre ses habitants, pour le pire encore à venir. Roman puissant, d’une force qui n’y paraît pas dans les premières pages, La Boisselière est multiple, secrète et intrigante. Une fois le décor et les personnages en place, rien ne pourra empêcher la tragédie de se jouer, et rien ne pourra vous empêcher de le lire jusqu’à la dernière page. Tout en douceur. Comme la neige qui tombe et étouffe en son sein les souvenirs de ceux qui ont disparu.
Et voilà, constate Robert, ce que les circonstances ont fait de nous. Elles changent et nous changeons et de quoi serons-nous capables encore, pour survivre, qui nous éloignera chaque jour davantage de ce que nous avons cru ou voulu être ?
Éditions Campiche