Le Home – Claude Darbellay

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Chronique qui débutera par une traduction pour mes amis français (les Belges sont aussi mes amis mais comprendront tout seuls) un home = une maison de retraite. Le décor est donc planté, à moi de vous expliquer pourquoi ce roman fait froid dans le dos. Odile est placée à l’essai par son fils malintentionné dans une de ces superbes maisons dont on ne ressort que les pieds devant. Et pourquoi donc se plaindre ? Des activités (obligatoires) sont organisées chaque jour, le couvert et le blanchiment du linge sont assurés par de petites mains, les anniversaires sont fêtés, et l’amour est même au coin du couloir pour notre amie aux cheveux blancs. La belle vie, en somme. Mais pas choisie, c’est bien là le hic pour la plupart des résidents. L’essai se transforme donc en séjour longue durée pour Odile et pour bien d’autres de ses camarades. Au moment où les enfants deviennent les parents de leurs parents, on se doute bien de qui a le dernier mot.

Dans le catalogue que ma belle-fille avait eu la délicatesse de feuilleter avec moi quelques jours auparavant, j’avais lu : Nous offrons à nos pensionnaires un cadre de vie très favorable à leur équilibre et à leur épanouissement. Je lui ai demandé si elle avait une idée du sens d’équilibre et épanouissement. Elle a d’abord cru que je la questionnais sur sa vie et elle m’a regardée de travers. J’ai indiqué le passage de l’index, elle a haussé les épaules, tourné la page.

Drôle d’atmosphère dans cet établissement haut standing. C’est qu’il se découpe en tranches comme un mille-feuille : au premier les autonomes, au deuxième les semi-dépendants, au troisième le mouroir. Autre division encore dans la salle du restaurant où chaque table équivaut à un rang sur l’échiquier. Les journées se suivent et se ressemblent, il faut bien s’occuper, en luttant pour une certaine position sociale, en colportant des ragots, en se remémorant des souvenirs de la vie d’avant, en sifflant en cachette un petit coup de porto. Mais n’allez pas croire qu’il s’agit là d’un roman policier catégorie troisième âge, vous êtes encore bien loin de ce qui va vous glacer le sang.

Quand Paul débarque, quinze jours après mon entrée à l’essai, je dis que je veux rentrer. Il m’écoute deux minutes, sort un papier de son porte-document. La dédite de mon bail à loyer. Tout y est écrit. Y compris la date. Je n’ai plus qu’à signer, là, en bas, à gauche. Je répète que je veux rentrer, je ne signerai rien du tout. Je n’étais pas bien ici ? Si, mais je voudrais rentrer chez moi. Il me tend un stylo. Il n’y a plus de chez-toi. Comment ? Il a fait venir les déménageurs, l’appartement est vide. Dans le coffre de sa voiture, il y a trois cartons avec des habits, des CD, des livres. La concierge l’a aidé à opérer un choix. Il s’excuse, trois cartons, c’est peu, mais il s’est renseigné, c’est le maximum. Le personnel n’aime pas que les chambres soient encombrées, ça ralentit le service.

Ce qui va vous faire frémir, c’est que vous allez vous imaginer d’un coup à huitante ans, ou à quatre-vingts, au choix. Tout y est bien trop plausible (sauf le suicide au chocolat d’une diabétique) pour laisser indifférent. Est-ce vraiment là ce que le grand âge nous promet ? De devenir des inactifs, des boulets, que la vie – qui elle continue d’avancer à bonne allure – va vouloir parquer dans des maisons de retraite, où le simple fait de choisir ce qu’on veut faire de sa journée, ce qu’on veut boire, l’envie de faire la fête, ne nous seront plus accessibles ? Je nous imagine bien, les adultes d’aujourd’hui, avec nos tatouages devenus bleus, nos vieilles têtes de pommes ridées, nos déambulateurs super connectés, abandonnés par nos amis morts trop tôt, reniés par nos enfants, perdant voix au chapitre de nos vies. Je nous imagine, et je tremble, d’avance.

Avant l’arrivée de Markus, les tranches horaires de la journée défilaient, arrivait le soir, j’allais me coucher, attendais que le sommeil vienne. Ça pouvait prendre longtemps. Un souvenir chassait l’autre, ils finissaient par se mêler, se confondre, je ne savais plus quand, où, avec qui, si j’avais vécu cet épisode ou si je rêvassais. J’ouvrais les yeux, il faisait encore nuit, je voyais les chiffres rouges sur mon réveil. J’attendais.

Éditions G d’encre