Débat avec Dunia Miralles et Marianne Brun

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Nous vous proposons une retranscription partielle du débat qui eut lieu au salon de la littérature romande de Bulle sur le thème « mères-filles », entre Dunia Miralles, auteure d’Inertie, et Marianne Brun, auteure de L’Accident (tous deux parus aux éditions L’Âge d’Homme). 

Amandine Glévarec – Nous sommes ici réunies pour évoquer deux livres très différents. L’Accident de Marianne Brun nous parle de la relation difficile entre Christine et sa petite fille, Marion. Inertie, de Dunia Miralles, nous raconte l’histoire de Béa, trentenaire, qui ne va pas très bien, suite au décès de son fiancé – Patrick – et qui va se prendre d’affection pour la fille des voisins, Prune.

Les deux livres ne sont pas écrits de manière chronologique, mais partons sur la petite enfance des héroïnes.

Marianne Brun – La mère a grandi dans un milieu de petite paysannerie, où elle élevait ses trois enfants à la dure, où l’amour maternel était complètement dilué entre les uns et les autres. Il fallait se lever à l’aube préparer la soupe, etc., et en fin de compte l’affection n’y avait pas de place. C’est une enfant qui n’est pas rebelle en soi, mais qui cherche sa place dans le monde. Elle n’aura de cesse de se rebeller contre ce système.

A. G. – Dans le cas de Béa, chez vous, Dunia, le cas est un peu diffèrent.

Dunia Miralles – Chez Béa, on devine quand même une mère assez possessive par rapport à sa fille, qui veut avoir une emprise sur son enfant. Elle vit des moments heureux avec sa mère – elle le dit, d’ailleurs – mais, en grandissant, elle va devenir une rivale. Il y a un glissement quand elle vieillira. Sa mère va vouloir la maintenir dans un état infantile.

A. G. – La cassure est liée à la rencontre de quelqu’un, à la découverte de la sexualité. Ce que je trouve remarquable dans vos deux livres, pourtant très différents, c’est que ces deux héroïnes n’ont pas eu la capacité d’exister comme de vraies femmes, étouffées par leur propre mère, sans pouvoir s’épanouir.

D. M. – Quand on a une cassure affective ou psychologique, on est sous l’emprise de quelqu’un, un peu comme le syndrôme de Stockholm. On n’arrive pas à grandir. Il y a quand même ce côté castrateur. Du moment où elle a « castré » Béa, celle-ci reste toujours une enfant, sans pouvoir se détacher de cette emprise. D’autant plus que son fiancé la maintient dans cet état un peu infantile. Le seul moment où on sent qu’elle peut s’épanouir, c’est dans le cadre de son travail, qui va d’ailleurs s’effondrer.

M. B. – Dans le cadre de mon personnage, il n’y a pas de notion d’individu. Ça se passe à une époque pas si lointaine, ça pourrait même se passer aujourd’hui dans un milieu social assez pauvre. Dans ce milieu, on n’est pas un individu, on est une pièce, on doit remplir un rôle. Son problème vient de là, de ne pas pouvoir être un individu.

A. G. – Christine va d’ailleurs devenir mère très jeune, à 18 ans, là encore il s’agit d’un accident, et ce n’est pas elle qui va gérer la relation avec la petite…

D. M. – Ce qui me marque dans le roman de Marianne, c’est que Christine ne garde pas l’enfant pour l’enfant, mais elle le garde pour pouvoir garder son homme…

M. B. – Qui est une porte de sortie de son milieu d’origine, c’est son va-tout, son pis-aller, un passeport. Elle peut ainsi sortir de chez sa mère, sortir de ce village enfermant.

A. G. – Mais en voulant sortir d’une emprise, elle se retrouve sous une autre, où elle devient une nouvelle fois une victime de ce qui l’entoure. De même pour Béa, qui continue à être un objet entre les mains de quelqu’un d’autre.

D. M. – Oui, un objet, et entre les mains de Patrick, et entre les mains de sa mère.

A. G. – Peut-on rattraper les douleurs du passé ?

M. B. – Christine n’a pas de réelle souffrance. Sa blessure narcissique, si l’on peut dire, c’est l’échec de ne pas avoir pu conquérir l’amour de sa mère. Du coup, elle s’est retournée contre sa mère et, en la quittant, elle pensait qu’il suffisait de remplir un simple protocole pour garder son mari, s’occuper de son enfant, gérer le ménage. Un protocole « désaffectisé ». Elle n’a ni code ni modèle pour investir cette part affective qui, normalement, crée le lien d’attachement nécessaire entre une mère et son enfant. Il n’y a pas de code pour cela. Quand elle se retrouve loin de tous ces rites qui ont façonné la geste de la femme et de son enfant depuis la nuit des temps, qu’elle se retrouve face à cette petite qui devait la sauver de son propre milieu et qui n’est qu’un poids, sa seule ligne de conduite, c’est de savoir comment y échapper. Cette petite est plus un boulet qu’autre chose.

D. M. – Je trouve qu’il y a un lien entre nos deux livres : Marion, la petite fille, est aussi une rivale dans le cœur de son père. Même petite, elle reste une rivale.

M. B. – Christine est tombée enceinte pour s’échapper de chez elle, et cette espère de passeport qui aurait dû être désincarné s’avère être vivant, bousculer sa personnalité et prendre toute la place. Nécessairement, rien qu’ainsi, ça en fait une rivale. De plus, le père va investir cette relation, il essaie de prendre soin du corps de sa femme, et elle se sent donc complètement dépossédée au moment où elle croyait enfin devenir un individu autonome, qui aurait aussi pu montrer à tout le monde qu’elle en était capable. C’est vivant, ça existe, ça demande de l’attention. Elle est tellement incapable de demander cela que cet enfant devient quelque chose dont il faut se débarrasser.

A. G. – Il y a quand même dans vos deux livres une sorte d’image de la femme idéale. Dans votre livre, Dunia, tout échappe aussi à la protagoniste, en quelque sorte…

D. M. – Oui, le rôle de la mère est idéalisé dans nos sociétés. Une mère doit être aimante. Or, ce n’est souvent pas le cas, ou pas immédiatement, mais en tout cas pas de cette façon idéalisée. De même, nous idéalisons le mariage – et beaucoup de mariages se concluent par un divorce. Il y a donc idéalisation de la maternité et du mariage, mais, quand l’enfant arrive, les femmes ne sont pas forcément préparées à accueillir un enfant et se rendent compte que c’est difficile. Dans mon livre, il y a cette mère qui se sent en rivalité avec sa fille et il y a aussi la mère toxicomane (la voisine de Béa) qui se prostitue et qui a un jour un enfant d’un client. Elle se retrouve avec cette petite fille, Prune. On peut imaginer qu’elle l’aime, d’une certaine manière… Mais un produit est plus fort que l’amour maternel et va la pousser à faire n’importe quoi.

A. G. – Ce qui peut interroger, c’est la relation entre Béa et cette petite Prune : elle n’a pas porté cet enfant, mais elle s’en occupe bien, elle arrive à la rendre propre, la sort de son mutisme… Aurait-elle réussi à être une bonne mère si elle avait eu un enfant à elle ?

D. M. – Elle aurait pu être une mère aimante, de la bonne moyenne. Elle n’aurait pas rejeté l’enfant. Elle aurait même fait partie de ces femmes qui ont besoin d’un enfant pour se maintenir à flot. Beaucoup de femmes disent que sans enfants, elles se seraient effondrées. J’ai des amies qui ont eu des enfants dans des conditions difficiles, et c’est ce qui les a portées, alors qu’au début de leur grossesse on se disait « mon Dieu, qu’elle avorte, qu’elle avorte !» Mais la maternité peut tout aussi bien porter que faire s’effondrer. Certaines ont des enfants pour sauver leur couple, et l’enfant ne fait qu’accélérer la débâcle : il faut parler avec le conjoint pour construire l’éducation… Béa aurait pu être une bonne mère, oui…

M. B. – Oui, car elle est plus docile et plus empathique, aussi…

A. G. – Et elle aurait pu sortir de ce modèle de rivalité mère-fille… Dans votre livre, Marianne, lors de l’accident, Christine abandonne sa petite fille…

M. B. – Oui, elle l’oublie. Elle est en état de crise, son mari va partir. Tout ce qu’elle a espéré – on parlait tout à l’heure de ce protocole – tout ce qu’elle a cru bon n’a été que des cadeaux vides. Plus rien de ce qu’elle voulait mettre en place n’existe à ce moment-là. Tout s’écroule. Dans cette catastrophe, elle en oublie sa petite.

A. G. – Quand les policiers lui demandent pourquoi elle a fait ça, elle répond en se référant à sa propre mère, en disant qu’à sept ans, c’est une grande fille, qu’elle peut bien se débrouiller.

M. B. – Ah ? Elle se réfère à sa propre mère ? Ah… OK… (rires). Non, en fait, elle ne se réfère pas à sa propre mère. Simplement, elle fait ce qu’elle entend depuis toute petite. C’est une vérité, c’est une question de bon sens.

D. M. – Quand elle ignore totalement son enfant, j’ai l’impression que c’est comme un trou de mémoire. Elle n’a pas fait de déni de grossesse. Mais, soudain, là, après l’accident, pendant quelques heures, elle fait un déni a posteriori.

M. B. – Comment en vient-on à abandonner son enfant ? Pour moi, cet enfant n’existe pas. Sa mère ne la nomme pas, ne l’appelle pas. Jamais un prénom. Littérairement, je me suis amusée avec ça. Elle n’est jamais nommée durant cette partie, elle est « la petite ». Elle n’est pas vivante. Sa mère la laisse là, sans se demander si elle est danger, si elle doit la protéger. Concrètement, elle n’existe pas.

A. G. – Je comprends. Dans vos deux livres, les deux femmes sont en crise, et leur comportement nous semble ahurissant…

M. B. – Il y a des mères toxicomanes à qui on a enlevé leur enfant et qui n’avaient jamais réalisé avant qu’on le leur enlève qu’elles le mettaient en danger. Elles ne réalisaient pas qu’il y avait un défaut de soin, d’affection, d’attention. L’enfant continue à marcher, so what ? Le lien n’a pas existé. Il n’y a pas eu ce lien qu’on nomme instinct maternel. Chez certaines femmes, ça n’existe pas. Je m’interroge. Qu’est-ce qui fait qu’une Véronique Courjault ait pu tuer ses enfants à la naissance ? On a trouvé, chez une autre femme, dans son jardin, des cadavres d’enfants qui dataient de dix ans avant l’achat de la maison. Elle avait donc trimballé les cadavres. Comment en arrive-t-on là ? Alors, c’est mon explication. J’essaie seulement d’observer une logique d’action. Toujours trouver par l’action une logique à son comportement. Mais certaines femmes n’ont pas conscience que cet enfant, là, qui court sous leurs yeux, existe véritablement.

A. G. – Quand on est mère, c’est compliqué de ne plus vouloir être mère, de couper cette relation. Au contraire, Béa peut couper cette relation avec sa propre mère, Liliane…

D. M. – Elle ne le peut pas, elle est complètement sous l’emprise. Quand on est sous l’emprise de quelqu’un, on ne peut pas se libérer facilement. On parle toujours de la mère castratrice avec l’homme, on parle toujours de ces vieux garçons dont on se moque, qui sont sous l’emprise de la mère et qui ne font rien, qui ne peuvent pas avoir de fiancée et qui, lorsqu’ils en ont une, la mère intervient « de toute façon, c’est une garce, cette femme ne te conviendra pas, tu ne trouveras jamais de femme comme moi. » Mais une mère peut aussi être castratrice envers sa fille. En fait, Liliane est castratrice avec beaucoup d’amour, car elle s’occupe toujours de sa fille. Elle lui amène des confitures…

A. G. – Oui, mais elle couche quand même avec son beau-fils !

M. B. – Elles sont dans un réseau de dépendances. Béa est et a toujours été asservie par la mère, elle a besoin de sa mère pour être nourrie, pour être grandie. Elle ne peut pas rompre cette dépendance. Il y a un amour filial qui nous motive tous. En tant qu’enfants, on a une propension à être d’une loyauté sans faille envers son père, sa mère, même s’ils ont commis les pires atrocités qui soient. Les enfants sont plus aptes à accepter, à courber l’échine, que ne le sont les parents. Plus de parents vont fracasser leurs enfants. Les enfants, eux, acceptent. Il y a une loyauté dans l’amour filial qui dépasse tout.

A. G. – Oui, mais quand même, quand on devient adulte…

M. B. – Il faut réussir à être adulte.

D. M. – Oui, être adulte, ça s’apprend. Être indépendant, c’est difficile. On est liés, d’abord par un cordon. C’est le parent qui doit apprendre à l’enfant à être indépendant. La liberté est un exercice difficile. À tous les niveaux de la société, à tout point de vue.