Amandine Glévarec – Qui se cache sous le doux pseudonyme de Narcisse ?
Narcisse – Narcisse est évidemment un nom de scène, mais c’est presque une deuxième personnalité pour moi. Il est mystérieux, sombre, voire cynique, mais aussi un peu décalé, ce qui le rend drôle. J’aime bien m’imprégner totalement de ce personnage quand je suis sur scène. Il prend ma place et cela m’amuse beaucoup. Ce que j’aime bien dans la figure mythologique de Narcisse, c’est qu’a priori il ne nous est pas très sympathique, sous prétexte qu’il serait tombé amoureux de lui-même ; mais entre les lignes, la légende d’Ovide dit qu’on lui avait jeté un sort qui le forçait à ne pouvoir aimer qu’un reflet, et donc à ne pas pouvoir concrétiser son amour. Il en est mort de chagrin. J’aime ces gens qui à première vue sont déplaisants, mais qui deviennent attachants lorsqu’on comprend leur histoire.
Du coup je n’ai pas vraiment répondu à la question, mais j’aime bien laisser un peu de mystère, de distance entre mon personnage et moi.
A. – J’ai cru comprendre que vous étiez arrivé au slam par la chanson, quel est votre parcours ?
N. – Pendant des années, j’ai fait de la musique pour d’autres : musiques de film, bandes-son de pièces de théâtre, réalisation d’albums pour des artistes (peu connus). Quand je travaillais sur des albums, j’avais l’impression de tout faire : à partir de trois accords de guitare que me jouait le chanteur, j’imaginais les arrangements, je le conseillais dans de meilleurs accords, je corrigerais le texte, j’enregistrais les musiciens, je faisais le mixage. Et quand l’album sortait, le chanteur était invité à la radio et il disait : « j’ai réalisé cet album moi-même dans ma cave, dans un moment de grande solitude » et il n’avait jamais un mot pour moi. Un jour, j’en ai eu marre d’être toujours dans l’ombre, de n’avoir aucune reconnaissance, et j’ai décidé de faire de la musique pour moi. Le pseudonyme de Narcisse est aussi né de ça.
J’ai donc fait un peu de chanson, mais je me rendais bien compte que ma voix chantée n’était pas adaptée à ce que je voulais faire musicalement. Ça ne collait pas. Et c’est alors que j’ai entendu parler de slam. Je suis allé à une soirée slam à Lausanne, j’ai dit un texte, et les choses sont allées très vite : c’est à ce moment que Grand Corps Malade a explosé et mis ce mouvement poétique au grand jour. Tous les médias voulaient nous voir slamer, nous inviter pour des interviews à la radio, à la télé, dans des journaux. Les salles de théâtre voulaient toutes organiser des soirées slam. J’ai profité de cette vague, je pense.
Comme le slam m’a complètement passionné, j’ai rapidement eu envie d’aller voir d’autres scènes, en France, en Belgique, qui sont souvent organisées sous forme de tournois de poésie. Et comme j’ai remporté plusieurs de ces tournois – jusqu’au titre de Champion de France, en 2013 —, j’ai pu me faire connaître et finalement en vivre.
A. – Vous avez la spécificité de mêler des outils tels que la vidéo ou la musique à vos textes, voire de créer des applications pour smartphones ou des clips maison. Quel est le rôle premier de la technologie ? L’interaction avec le public ?
N. – L’interaction est le maître mot du slam. Il est né dans les années 1980 à Chicago du poète Marc Smith qui cherchait un moyen de rendre la poésie accessible, vivante, ouverte, proche de son public. Et il voulait laisser chacun monter sur scène pour dire un poème. Donc pour moi, c’est très important d’interagir avec le public, soit au travers des mots, soit au travers d’effets techniques.
Au sens strict, le slam est une poésie dépouillée de tout accessoire, il n’y a pas non plus de musique, pour que tout soit dans les mots. Moi, j’ai toujours voulu mettre mes textes en musique – je suis musicien avant d’être poète –, et j’ai toujours voulu jouer aussi avec l’image, sous forme de vidéo. J’aime bien dans mes spectacles utiliser la technologie comme un prestidigitateur, ça m’amuse que le public ne comprenne pas comment je fais, par exemple, pour apparaître dans les téléphones. À un moment, je passe derrière l’écran et le spectateur ne sait plus s’il me voit en vrai ou si c’est mon image filmée. J’aime jouer avec ça. Je me disais toutefois que ce que je faisais n’était plus vraiment du slam. Mais Marc Smith, qui a vu mon spectacle, m’a dit que pour lui ça restait du slam parce qu’il y avait toujours cette volonté de mettre la poésie en lien avec son public, et de la faire vivre. Cette reconnaissance de Dieu le père me plaît bien.
A. – Vous animez d’ailleurs des ateliers slam, comment apprend-on aux gens à écrire ?
N. – C’est important d’abord pour moi de faire comprendre aux participants que le slam n’est pas un style, que ce n’est pas une manière d’écrire, ni une manière de dire. Surtout, ce n’est pas une forme de rap. Le slam est juste un moment qui réunit des gens pour dire de la poésie. Dans mes ateliers, j’aime bien montrer de nombreux exemples de slam, en vidéo, et en dire moi-même quelques-uns. Puis je laisse les participants écrire en s’inspirant ou pas de ce qu’ils ont vu. La liberté d’écriture est aussi un pilier du slam. Souvent, j’entends des choses magnifiques, plus belles probablement que si j’imposais un thème. Et je suis étonné aussi que beaucoup de participants mettent en œuvre des techniques poétiques sans même s’en rendre compte : des alexandrins, des oxymores, des anaphores, des allitérations… j’aime qu’ils vivent ces figures de style avant même de connaître leurs noms (souvent rigolos, au demeurant, mais un peu pédants aussi, je trouve).
A. – Votre spectacle Cliquez sur j’aime est devenu un livre accompagné d’un CD, encore une nouvelle forme d’expression, ne croyez-vous pas que ça risque de manquer au lecteur de ne pas voir votre bouille si expressive pour bien apprécier les textes ?
N. – Le livre est une autre approche, un autre regard. Il permet les retours en arrière, il n’impose pas de rythme à l’auditeur. Et puis, il laisse beaucoup mieux parler l’imagination : quand je vois un film tiré d’un livre que j’ai lu, je suis toujours déçu. C’est dans cet état d’esprit que je trouvais utile de publier mes textes, en parallèle à mon travail scénique. Et d’ailleurs, des lecteurs m’ont dit qu’ils avaient apprécié de redécouvrir mes textes d’une autre manière, de remarquer des subtilités qu’ils n’avaient pas entendues au spectacle.
Certains slameurs refusent d’être mis par écrit sous prétexte que le slam doit être un moment vivant. Je comprends cette idée, mais je ne suis pas d’accord pour autant : arrêtons de dire que le slam doit être ceci et ne doit pas être cela.
A. – Vous serez bien sûr présent au Lausanne slam 3.0 qui se déroulera les 28.29.30 novembre. Des coups de cœur à conseiller à nos lecteurs ?
N. – Rendez vous compte, le slam a 30 ans juste ce mois-ci. Et Marc Smith est à Lausanne avec nous pour les fêter par un spectacle de poésie bilingue qu’il montera avec cinq poètes américains et cinq poètes francophones. Ce sera assurément un grand moment du festival. Mais pas le seul. Je me réjouis du concert du Grand Orchestre d’Alphonse Sauvage que j’ai découvert au Mans. Et les tournois, par équipe ou individuels, sont toujours passionnants. Pensez que nous accueillons quatre champions de France, et aussi des slameurs de Belgique, du Maroc, de Madagascar, des Tessinois et même des Suisses allemands. Nous aurons aussi des ateliers, une table ronde, un concours pour les slameurs de moins de vingt ans, le 129H : le plus ancien collectif de slam de France. On n’a jamais vu ça en Suisse romande. C’est un festival très varié, à l’image du slam.
A. – Question subsidiaire et totalement indispensable : si vous deviez décrire le slam à un parfait néophyte, quelle histoire lui raconteriez-vous ? Par quel bout lui diriez-vous de commencer ?
N. – J’aime bien commencer mes ateliers en posant la question : « qui parmi vous aime la poésie ? » En principe, aucune main ne se lève, à part parfois celle du prof, en fond de classe. Puis je dis un slam et je montre mes exemples vidéo. Ensuite, je demande : « qui viendrait peut-être une fois écouter de la poésie lors d’une soirée slam ? ». En principe, les trois quarts de la classe lèvent la main. Alors je leur dis : « le slam, c’est ça. Une forme de soirée qui a été créée pour rendre la poésie accessible, vivante, intéressante. Le slam n’a pas révolutionné la manière d’écrire de la poésie, mais il a complètement transformé la manière de la dire et la manière de l’écouter. Commencez par venir à une soirée slam. Ecoutez les slameurs et slameuses, laissez-vous imprégner. Et un jour, peut-être, sûrement, vous monterez vous aussi sur scène, dussiez-vous attendre trois ans avant d’oser vous lancer. » Bon, en réalité, je ne dis pas « dussiez-vous », mais en substance, c’est ça.