Entretien avec André Ourednik

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Amandine Glévarec – Et si tu nous parlais un peu de toi ? La double culture, est-ce que ça aide pour appréhender le monde différemment ?

André Ourednik – Sincèrement, j’aimerais répondre directement, mais je me demande ce qu’est une culture. La question m’évoque l’identité et c’est une idée de L’homme sans qualités de Robert Musil qui me vient à l’esprit : pour lui chaque habitant de la Terre possède une pléthore d’identités. Une identité professionnelle, nationale, régionale, une identité de classe, de genre, une identité consciente et inconsciente, une identité privée et publique, auxquelles s’ajoute l’identité que chacun se donne dans ses phantasmes. Un cauchemar, au sens propre comme au sens figuré, serait de voir tous les gens que tu connais rassemblés dans une pièce car le tiraillement des identités et des cultures deviendrait insupportable – imagine ta famille, tes collègues, tes amis de fac, ton héros de roman favori et un flirt de vacances autour d’un repas.

Mais parlons de moi, d’accord : j’ai grandi à Prague pendant mes douze premières années, dans un ménage monoparental. Ma mère était doctorante en biologie, mon père, dont j’ai peu de souvenirs, était scénariste et écrivain. Mon grand-père maternel était sculpteur et prof aux beaux-arts. L’autre marin dans la flotte marchande tchèque, puis machiniste de tramway.

Ma mère s’est remariée. Nous sommes arrivés en Suisse peu après la Révolution de velours. J’ai un souvenir vif du jour où nos maîtres d’école pragois nous ont dit qu’il ne fallait plus les appeler « camarade enseignant » mais « monsieur ». Les officiels en fin d’office, ne sachant quoi mettre à la place du drapeau russe qui pendait toujours à côté du tchèque, l’avaient remplacé par un américain comme s’il fallait forcément un second drapeau… encore des dédoublements de culture. Mais il y avait surtout ce souffle de révolution, de liberté, qui nous habitait et quand tu vis ça, ce sentiment-là, à douze ans, ça t’accompagne toute la vie. Tu conserves des attentes en matière de révolution. Je suis peiné quand on désigne comme révolutionnaire un nouveau gadget d’Apple.

La Suisse que j’ai trouvée en arrivant était super colorée en comparaison d’une Tchécoslovaquie chauffée au charbon où la pub n’existait pas. J’ai de la nostalgie pour ces rues sobres, maintenant, ici nous sommes excédés par les stimulis visuels que nous n’avons pas demandé, mais quand j’étais gamin je trouvais ça beau, ces edelweiss de néon, le chocolat au miel et les ours Haribo géants. Le nom Contes suisses que j’ai donné à mon premier recueil de nouvelles vient un peu de là.

On m’a accueilli dans une classe pour petits étrangers à Renens. Après six mois d’apprentissage du français, je suis arrivé dans la vraie école, cinquième année, « sélective » en Suisse, car on y décide quel part de l’éventail de formations possibles te sera fermée. Au bout d’une semaine, l’enseignante avait décidé que cet éventail serait très restreint pour moi, qui balbutiais la langue, mais mes parents rêvaient du périurbain, et l’école de la campagne vaudoise, où nous avons déménagé, s’est montrée plus patiente avec mon cas. Tous mes anciens camarades italiens, espagnols ou portugais de Renens n’avaient pas eu la même chance. Il y a, dans le système enseignant comme ailleurs, des gens qui brisent des vies en façonnant le monde à l’image des clichés qu’ils s’en font. Lorsque j’envisage mon travail d’écrivain et de chercheur comme un combat, c’est contre ça que je veux me battre.

Après deux ans de séjour au Canada, nous sommes arrivés dans le Reusstal en Argovie, dont les Zurichois disent parfois du mal, mais j’y ai trouvé un vrai réseau de lieux d’échange. Les villes, que j’adore pourtant pour d’autres raisons, favorisent les cliques. Quand il y a moins de monde à rencontrer, tu fais moins la fine bouche. Dans le centre autogéré de Bremgarten, on ne te regardait pas de travers, que tu viennes boire de bières en costard en sortant du boulot ou que tu sentes le tracteur. On parlait de tout, avec tout le monde. Ça favorisait l’imaginaire. Je dois beaucoup à cette époque et à ces personnes. J’ai passé la fin de mon adolescence à grimper sur des échafaudages, à transporter des amplis de guitare et à jammer dans les abris atomiques – ce bel héritage de la guerre froide et du lobby du béton permet aux jeunes Suisses de faire brailler la sono jusqu’au bout de la nuit sans réveiller les voisins…
Après ça, je suis venu étudier les Lettres à Lausanne, parce que j’avais envie de le faire en français et que j’avais gardé des amis dans la région.

A. – Tu es plutôt un scientifique, qu’est ce qui t’a amené à l’écriture ?

A. O. – À une autre époque, j’aurais répondu que la science comme l’écriture sont des manières de chercher la vérité. Aujourd’hui l’idéal de vérité me semble naïf et parfois dangereux. Nous ne découvrons pas une vérité qui serait tapie quelque part en train de nous attendre ; nous ne dévoilons pas le monde, nous le créons.

Par créer, je veux dire façonner des outils, des mots, de images, des idées, des nourritures avec tout ce qui nous entoure, pour le rendre accessible à nos sens. Notre expérience du monde que nous appelons « réalité » est le résultat d’une constante médiation. Dans ça, je ne vois aucune différence entre l’art la recherche.

Écrire est aussi une manière de faire de la science, surtout dans mon domaine, où nous cherchons à comprendre comment les sociétés humaines créent leurs espaces de vie. Un lieu n’apparaît en géographie que lorsqu’un humain le nomme. Les frontières sont des créations de groupes humains qui se lient par la parole et qui écrivent des lois. Il m’arrive de créer des cartes ou des modèles informatiques, ce qui indispensable, aujourd’hui, mais pas suffisant pour comprendre l’environnement dont nous faisons partie. C’est en lisant Franz Kafka avec un œil de géographe que j’ai pu me faire une vision de la manière dont chacun de nous fabrique son territoire d’espérances et d’échecs.

Sur le plan personnel, enfin, c’est l’écriture qui m’a mené à la science plutôt que l’inverse. L’Âge d’Homme a publié mon premier recueil de poésie avant que je n’aie la moindre idée du sujet de mon mémoire de Master.

A. – Le Wikitractatus est un monde en soi. Comment as-tu composé un ouvrage aussi complexe ? Donnes-tu un mode d’emploi à tes lecteurs ?

A. O. – L’ingrédient principal est le désir des mots. J’adorais les aphorismes de Nietzche, les fragments d’Héraclite, le Tractatus de Wittgenstein qui était et reste un mystère pour moi. J’aime tout ce qui est fragmentaire, dit à demi-mot. J’aime les tessons qui laissent deviner le vase. Je pense que le monde se crée comme ça : par fragments de phrases murmurées dans l’ombre.

En même temps j’ai une part de geek en moi, et Wikipédia m’a inspiré pour mettre en place un système d’hyper-tessons littéraires, reliés par un réseau de liens qui forme un vase électrique dont les contours changent sans cesse. L’essentiel du travail a eu lieu sur le réseau. J’ai modifié un moteur wiki open source pour mes besoins (il y a donc une part invisible de ce projet écrite en code PHP). Ensuite, tesson par tesson, j’ai récolté, formulé, inscrit des idées. Je continue à le faire. Chaque nouveau tesson que j’ajoute à l’assemblage porte un intitulé : « machine », « nature », « matière »,… Je cherche les occurrences de cet intitulé dans les textes qui existent déjà dans le Wikitractatus et j’ajoute les hyperliens à partir de ces occurrences. Souvent, ce travail m’amène à reformuler les anciennes entrées. Ainsi, chaque nouvel élément transforme l’ensemble et me force à remettre en question mes propres idées. La chose grandit de manière organique. Elle se nourrit du monde que je traverse.

Le format imprimé est né de discussions avec mes éditeurs d’Hélice Hélas, notamment Alexandre Grandjean avec qui nous avons longuement réfléchi à la manière de prolonger cette création numérique dans le papier sans se contenter de transférer. Nous sommes sur la même longueur d’onde, car nous voyons tous les deux que la forme de ce livre est en elle-même un propos sur notre monde. La relation entre l’objet figé (le livre papier) et l’objet évolutif (sa matrice numérique) permet elle aussi, nous l’espérons, de réfléchir aux mutations de la littérature et de la pensée en général à l’ère de l’Internet. Mon introduction, que nous avons placée au milieu du livre, propose une clef d’interprétation mais il y a une part d’intuition, de décisions inconscientes dans ce projet, que je ne maîtrise pas et que je ne souhaite pas maîtriser.

Le but du Wikitractatus est surtout que le lecteur construise son propre cheminement et ses propres idées en le lisant. Un ami m’avait écrit, un jour, qu’il avait improvisé une soirée Wikitractatus avec cinq autres personnes, à boire du vin, à se passer le livre, lire un passage à voix haute, choisir le suivant parmi les mots auxquels il renvoie, lire de nouveau et ainsi de suite. Des années auparavant, j’ai vécu une soirée similaire avec le Xyloglossaire de Stefan Ansermet. Quand un livre permet de servir de jeu de société, je me dis qu’il est réussi. Je serais heureux d’apprendre ce que d’autres lecteurs ont fait avec. En tout cas, j’espère qu’il procure du plaisir à ceux et celles qui le prennent en main, qu’ils soient à la recherche de méditations solitaires ou de jeux à plusieurs.