Luna est disloquée. Tenaillée entre un passé qui ne la laisse pas en paix et un futur qui ne s’annonce pas tel que prévu, elle se fantasme un présent et s’abîme dans l’écriture. Luna est morte à huit ans, quand sa mère a disparu, quand l’entourage un peu trop vorace l’a exilée de force du territoire de son enfance. De ce deuil jamais cautérisé, Luna paye chaque jour le prix, et la boule dans son ventre grossit et grossit encore. Luna s’absente, Luna se fuit.
La nuit, une fois que Rémi s’est endormi, Luna se lève, elle appuie son front contre la porte-fenêtre et regarde un moment le trou noir de l’eau derrière la voie ferrée. Une radio tourne quelque part. Elle ne sait pas si elle pourra se faire à ce paysage qui se répand, qui s’entasse dans les bords, tout ce ciel bas. Si elle pourra oublier une fois le jardin rond qui poussait autour de la maison, le jardin du temps blanc de l’enfance. Elle regarde vers les rails, elle retrouve les cris anciens, se demande comment elle a pu avoir autant d’existences en elle seule, si tout ce temps de l’enfance et du jardin détruit ne fait pas d’elle une rescapée.
La vie de Luna est vide. L’auteure ne nous dit pas comment se sont déroulées ces années charnières, entre la petite fille qui n’est plus et la jeune femme qui ne sait plus. Luna a-t-elle enfoui tout cela au fond d’elle ? Est-ce vraiment juste la contrariété que l’appartement-terrasse désiré soit occupé par une vieille dame qui se refuse à mourir qui fait rejaillir en elle le parfum perdu de la maison d’enfance abandonnée ? Nous trouvons Luna là, sans totalement la comprendre. En elle l’absence. En son compagnon l’inquiétude. En nous l’incompréhension.
Il suffit de rester des heures entières dans les parcs, dans le renfoncement des fontaines pour voir sa vie se décoller de soi. C’est quelque chose qui arrive là, en plein dans le corps. On regarde, on écoute. Ça fait mal dans la peau comme une sonde. Le souffle craque, il est trop large ou trop étroit. Longtemps ça dure. La douleur vient des morceaux qui partent, qui se décousent. Elle est saccadée, basse. Luna sait que ça reviendra, que ça ne cessera jamais tout à fait et que la solution est celle du voyage sur la mer, de l’eau scandée par les vagues et le vent.
La dépression est un processus long. Difficile exercice d’équilibriste pour une auteure que de nous mener pendant plus de 200 pages dans les arcanes d’une folie qui se met doucement en place. Luna lutte contre son mal être, se raccroche à un atelier d’écriture, se rattache à un corps qui lui fonctionne toujours, s’oublie dans un amour dont nous n’arrivons pas à savoir s’il est réel ou imaginaire. En elle le malaise grandit, tout autant que la boule qu’elle porte au ventre.
Il ne sait pas, Rémi, qu’elle écrit pour s’écouter crier dans le vide, pour couper vif dans la chair et faire saigner. Qu’elle déplace, qu’elle pousse, qu’elle tire comme elle le ferait avec une bête morte et sèche, même quand elle lui fait croire que tout se passe normalement. Il n’a pas conscience que ça reviendra de toute façon, la table pour écrire, l’espace qu’elle demande, et qu’elle n’aura plus d’autre travail dans la vie que ça, écrire. Que ça ne se mélangera avec rien d’autre. Qu’il faut la laisser à sa propre histoire.
Nous vivons tous à la croisée des temps, à chaque seconde un souvenir nous effleure, tout autant qu’un avenir se projette. Vivre pleinement son présent nécessite une concentration que Luna a perdue. Dans la seconde partie, sa vacuité intérieure devient telle que le lecteur risque de se perdre en route. Et puis le voilà réveillé par une fin aussi violente que ce qu’il pouvait le craindre, mais bien loin de celle imaginée. Une écriture de femme servie par le goût de la poésie, un style indéniable, La Barrière des peaux est un roman dur sur l’absence à soi-même.
Éditions Campiche