Amandine Glévarec – D’où viens-tu ?
Sylvain Thévoz – Je suis né à Toronto mais j’ai grandi à Lausanne puis je suis retourné à Montréal suivre des études d’anthropologie. J’ai ensuite vécu 5 ans à Bruxelles. Mon père est suisse et ma mère du sud de la France. Je me sens très européen et francophile. Ma première identité n’était pas une identité de nation mais une identité de langue. C’est le premier territoire où j’ai véritablement ressenti un sentiment d’appartenance.
Avant d’être suisse, je suis francophone. Par la suite, j’ai fait le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle et là j’ai vécu une rencontre très forte avec le Christ dans une sorte de face à face intime. Je me suis reconnu comme un suiveur du Christ. J’ai continué de marcher, je suis allé au Portugal, dans le Sud de l’Espagne puis un mois au Maroc avec les moines survivants de Tibhirine. J’ai ouvert l’Évangile et je me suis dit : c’est de la dynamite, c’est la révolution sociale ça ! (rires). Je suis revenu en Suisse et ça a été une vraie réconciliation avec moi-même. Je me suis reconnu dans mon identité de chrétien et reconstruit une identité en Suisse.
A. – C’était une période où tu étais en rupture ?
S. T. – J’ai toujours été en quête, en recherche spirituelle de quelque chose de plus grand que le quotidien et le matérialisme. J’ai toujours pressenti que je n’appartenais pas vraiment à un territoire, que le monde était plus vaste, que « la réalité » pouvait être différente selon les cultures et traditions. La rupture, je l’ai vécue plutôt à 17 ans, quand je suis parti à l’étranger. À 30 ans, je me suis réconcilié. La Suisse des années 80, dans laquelle j’ai grandi, était renfermée, très proprette, rigide même. À Lausanne, il y avait un seul lieu de musique alternative, la Dolce Vita, porté par le mouvement Lôzane Bouge, mais à part ça tu ne t’amusais pas beaucoup et c’était plutôt couvre-feu dès 22h. Les choses ont fondamentalement évolué depuis.
A. – Il y a pourtant un durcissement maintenant…
S. T. – Je crois qu’il y a un désarroi qui grandit et touche de plus en plus de personnes. La jeunesse qui ne sait pas quelle place prendre, les aînés qui ont peur de ne plus servir à rien, et les classes moyennes qui craignent leur déclassement. On assiste à une fragilisation générale des rapports humains lié à une dérégularisation complète, une précarisation des emplois et du logement. Toutes classes d’âges confondues, les gens sont fragilisés. Le capitalisme fait que tu es remplaçable voire jetable dès que tu n’es plus optimalisable. La santé économique en Suisse est bonne, mais il y règne une avidité néfaste. Vouloir à tous prix continuer de mener la course en tête et maximaliser les revenus du capital placent l’humain dans une position de soumission et de fragilité extrême.
A. – Tu es croyant, mais aussi engagé en politique, au sein du Parti Socialiste, Ville de Genève.
S. T. – Oui. Et pour moi, c’est très cohérent. Je vis le Christ comme un révolutionnaire social et non pas comme le tenant d’un dogme. Le message que nous a laissé cet homme, ce va-nu-pieds, est celui de la spontanéité, du risque de la rencontre, de sa nécessité. C’est d’oser aller à la découverte, bousculer les dogmes et les lois, aller vers les rejetés, les exclus, les prostituées, toutes les petites gens, parce qu’ils portent, eux, plus que les puissants, quelque chose de divin en eux. La révolution ne viendra pas d’en haut. Le changement ne viendra pas d’en haut, mais de l’intérieur. La politique et la foi, ce sont deux modèles et engagements séparés mais qui se recoupent. Il se joue dans le christianisme et dans le socialisme quelque chose qui a trait à l’émancipation et à la liberté de l’Humain. Les deux vont ensemble pour moi. Un socialisme matérialiste sans dimension spirituelle, culturelle va droit dans le mur. L’Union Soviétique l’a illustré. L’attrait de la puissance et du militarisme impérialiste l’a coulée. Un éco-socialisme inspiré est à (ré)inventer. Nous devons maintenant articuler les bonnes questions dans une période où on s’occupe de tout sauf des questions fondamentales. Nous sommes à une époque où nous n’arrivons pas encore assez bien à forger de véritables alternatives, alors qu’il y a des leviers et des forces incroyables, que le temps presse, que tout peut se soulever du jour au lendemain. Je sens une grande soif de sens et de changements dans la population. Il faut que des gens incarnent mieux ce quelque chose de nouveau, qu’ils parlent, s’expriment, prennent une place, portent de nouvelles espérances. Nous ne voulons plus voir les mêmes tronches à la télé, et les mêmes playmate dans les magazines, ça suffit. L’humain vaut mieux que ça, et il court à sa perte s’il ne change pas, ne l’exprime pas. Cet engagement vital rejoint aussi ma passion pour la littérature, dans le désir de nommer, d’inventer. Je vois la poésie comme le laboratoire de la langue. Là, tu peux t’affranchir du cadre, créer tout ce que tu désires, sortir des clous, et expérimenter de nouvelles manières de raconter le monde, et donc : le réinventer.
A. – Quitte à ce que la personne qui te lise ne comprenne pas du tout de quoi tu lui parles ?
S. T. – Quitte à ce que le lecteur perçoive une petite musique ou change de chaîne. Le lecteur est libre. Quitte à ce que le lecteur zappe, que ça ne lui parle pas du tout, ou qu’il tende l’oreille, revienne plus tard. Oui. L’essentiel est de faire vivre la diversité, qu’un dépassement, une rupture, des surprises s’immiscent dans une langue nouvelle. Si le résultat n’est pas compris alors tu en prends note et tu continues avec ça. Il n’existe pas de langue individuelle, par contre ça peut être une ambition de créer un parler singulier, quelque chose d’une langue collective, dans la volonté d’échanger avec d’autres.
A. – Tu es très « collectifs » d’ailleurs ?
S. T. – Oui, j’aime beaucoup ça. Les groupes, les collectifs, les fractions, les ensembles. L’échange, mais aussi l’épreuve de se confronter à la critique, au regard de l’autre. Cela permet de vivifier son propre rapport à la langue avec l’objectif de composer des micros sociétés en réaction (résistance) face aux formules creuses que l’on trouve dans les journaux et les publicités, face à cette langue qui veut vendre ou nous habiter malgré nous. Cette langue qui traîne par terre, qui est fade, triste. La langue du commerce ou de la domination. Composer de micros sociétés dans la langue, c’est créer des espaces de résistances et d’énergie, se tonifier. Publier, ensuite, c’est résister, croître. Il y a là-dedans quelque chose de jouissif, de révolutionnaire, qui offre des outils et des moyens pratiques de grandir.
A. – Écrire, c’est un engagement ?
S. T. – Oui, clairement. Avec le désir d’aller subvertir, lutter ou confronter, mais aussi partager, réaffirmer, rassurer, afin que les gens se sentent vivifiés, fortifiés, de ne pas se sentir seuls dans une société fragmentée. Écrire, c’est comme un élan vers l’être, dans l’émotion, la transcendance aussi, vers des valeurs qui sont entamées par la productivité et le capitalisme débridé. Je crois que la poésie est un outil de lutte. Elle permet de résister, dans sa tête, dans son corps, en réunissant les gens. Nous devons créer, composer, habiter des territoires où l’humain, le temps, le silence – des valeurs aujourd’hui dévalorisées – passent avant tout le reste. À ce sujet, du 2 au 5 octobre, Poésie en ville, la manifestation qui met les poètes, les lecteurs et la poésie à l’honneur, se tiendra aux Bains des Pâquis à Genève. Ce sera l’anti territoire off-shore. On est là sur le lac, mais bien ancrés, avec des valeurs réels, des voix et des corps.
A. – Est-ce qu’on peut dire que la poésie regroupe tes deux facettes, la spiritualité et ton désir d’engagement ?
S. T. – Oui, c’est clair. Mais c’est aussi par la poésie que j’ai rejoint ces deux dimensions, dans la langue d’abord. L’engagement vient après la réflexion. La poésie précède l’action. Mais ce sont avant tout des courants, des désirs, qui s’alimentent les uns les autres. Tu ne peux pas rester à écrire seul dans ton coin sans t’intéresser à la société qui t’entoure. Tu ne peux pas vouloir poétiser seul sur ton rocher, ça n’a pas de sens. Alors tu cherches, tu grattes, tu rencontres des gens qui cherchent, grattent aussi ; tu commences à publier et puis tu rencontres d’autres auteurs. Je navigue entre tout ça, et la spiritualité est le fond archaïque, transcendant, nourrissant, dans lequel je peux puiser. Le langage dit cela tout en le forgeant. La révolution viendra par la langue. Ou alors nous serons vieux et creux avant l’heure.
A. – Est-ce que tu continues aussi à t’appuyer sur des lectures ?
S. T. – J’essaye de lire au minimum un livre par semaine. Je fais une critique de livres sur la radio YesFM tous les lundis matin. Je picore beaucoup, fonctionne au coup de cœur, mais c’est vrai qu’avec mes engagements, je manque parfois un peu de temps. Je suis dingue de livres, mais de l’objet livre aussi. La librairie le Parnasse, celle du Boulevard, du Rameau d’or, sont devenues mes repaires. J’y achète des livres que je ne lirai pas. Ce n’est pas grave. Vivre dans leur voisinage me plaît, ensuite je les donne. Je me demande parfois, dans cet enthousiasme, si je ne vais pas me perdre en route. Publier me permet alors d’arrêter le processus de travail – lecture et écriture – du grand brassage dans la langue, et d’être confronté à mes pairs, les lecteurs. Tenir un blog (commecacestdit.blog.tdg.ch/) me permet aussi de jalonner la pensée dans une écriture plus quotidienne
A. – De quelle manière travailles-tu sur tes textes ?
S. T. – Publier, c’est s’obliger à s’arrêter de travailler. Mes textes, je les reprends beaucoup, les lime, les rabote. Parfois, j’ai peur qu’ils deviennent trop opaques, indigestes, parce que trop densifiés. Je cherche des formes qui provoquent des émotions, des surprises, créent des sonorités, des brisures, permettent d’interroger le rapport à l’être, au monde. Le langage est une pâte vivante. Ce n’est pas un truc à disposition sur un rayonnage ou dans un dico. C’est une matière à inventer. Créer quelque chose qui n’est pas descriptif ou qui ne nomme pas mais qui avance, qui bouge, comme une bête, j’aime ça. Je travaille beaucoup par associations d’idées, d’images. Ça commence par des jets que je reprends ensuite. Je ne sais jamais où je vais, le travail n’est pas construit à l’avance. Il n’y a ni échafaudages ni structures, mais ce n’est pas pour autant de l’écriture automatique. Je cherche le plaisir dans l’écriture, mais pas à tout prix. J’ai de plus en plus un œil critique. Ce n’est plus comme à 19 ans où c’était du domaine de la révélation, du flux, très spontané, ça dévalait, ça déboulait. Maintenant, je fais plus attention à ne pas me répéter, rentrer trop dans la facilité, j’ai gagné une certaine objectivité, et j’élague beaucoup déjà dans le moment de l’écriture. Créer c’est soustraire. C’est penser à l’autre aussi.
A. – Pourquoi ne pas partir carrément dans quelque chose de plus abstrait, avec le langage comme matière ? Le dadaïsme par exemple ?
S. T. – J’aime le jeu, mais je cherche à dire quelque chose de politique, de social, d’animal. Ces choses là ont peut-être été dites mille fois mais j’essaye encore de trouver une forme incarnée, d’autres musiques. Je refuse de m’ennuyer à répéter ce qui a déjà été composé. Je veux creuser dans l’émotion. Je suis toujours étonné qu’on me dise qu’on ne me comprend pas, parce que pour moi mon écriture est limpide. Je suis aussi surpris par cette volonté de comprendre. Comme si la littérature se comparait à la lecture d’un menu au restaurant, et que l’on parcourait Proust comme un magazine de mode. J’y vois là une sorte de paresse. Un refus d’être surpris, débalancé, mis en difficulté. Pour revenir à ta question, dans les écritures mathématiques, il y a une dimension ludique qui m’excite moins. Je travaille mieux avec mes thèmes de prédilection : le territoire, l’humanité, la politique, l’animalité, la sexualité,… qui deviennent une sorte de pâte où ces thèmes se mélangent dans une dimension magmatique. Le résultat, au final, devient plutôt grave, sérieux, mais traversé par de la lumière. Le langage n’est pas quelque chose de gratuit pour moi, avec lequel on peut s’amuser sans conséquences.
A. – La poésie comme un manifeste ?
S. T. – Il y a un peu de ça. Finalement, quand tu lis les Évangiles, c’est aussi violent qu’une déclaration de guerre. Et puis, avec l’usage de la métaphore, on peut partir dans beaucoup de lectures possibles. On ne comprend pas très bien non plus les prophètes. Ce sont des lectures inépuisables, à multiples entrées. Je crois qu’il faut un peu de ça pour réveiller les gens. Pas dans le sens de les choquer, mais plutôt de les inviter à s’interroger, douter, les soulever. Pour changer le monde, il s’agit de changer notre manière de l’exprimer, dans et par le langage. Ce n’est pas l’algorithme qui aura le dernier mot, mais le poème.
A. – Tu n’envisages pas d’écrire un roman ?
S. T. – Oh si, j’aimerais beaucoup. J’ai beaucoup d’admiration pour ces écritures plus lentes, longues, descriptives, mais je n’y arrive pas. Il y a un moment où le langage me dévore, il prend ses aises et je n’avance plus dans le récit. J’aimerais écrire pour le plus grand nombre, un roman de gare ou érotique, porter des réflexions philosophiques, être comme un musicien qui sait jouer de plusieurs instruments. Je n’ai pas envie de devenir monomaniaque, limité aux histoires d’animaux, de bêtes ou de forêts dans des formes clandestines, mais je n’en suis pas encore là je crois (rires). Je reste au service de la langue, et je la suis, Pour l’instant elle m’attire dans la poésie, et je la suis. Peut-être, qui sait, que je serais bientôt emmené ailleurs. Je reste attentif, à l’écoute. Quand j’écris, ce n’est pas toujours moi qui décide. J’essaie d’être au service de quelque chose de plus grand que le moi.