Sublime ou sordide ? Le livre terminé, je me pose toujours la question. Il y a des histoires dans lesquelles on tombe, là c’est direct dans la tête de Paul, agriculteur des plus frustes, qui « élève » sa femme – Vulve, je n’invente pas – pire qu’on dresse un chien. Même que la pauvrette – à force de coups ? – a fini par perdre sa langue, et par gagner une grosse boule au bide. La marmaille (combien sont-ils ? six ?) n’en parlons pas plus qu’on ne la croise dans le récit, de temps en temps aux heures des repas, guère donc. Bref. Sans doute très terre-à-terre sur ce coup là, j’entame ma lecture difficilement, mon instinct féministe qui me joue des tours certainement.
Vulve qu’elle vienne autour rôder pour demander quelque chose, j’aime pas, je trouve que c’est pas sa place. D’abord Vulve, elle a rien à demander, elle a qu’à rester tranquille et à venir quand on l’appelle. Moi on peut pas me déranger pour un oui ou pour un merde, il y a la ferme à diriger, et c’est pas une petite Vulve qui pourrait me remplacer si je veux souffler la moindre. Et puis ensuite c’est des trucs et des histoires de Vulvette, des pleunicheries d’empotée qui sait pas seule décider. Moi qu’on vienne me déranger pendant que je pense et que je bosse, pour savoir si je les préfère cuits mollets ou à la coque, ça me met les yeux dehors et ça me prend de hurler qu’à la prochaine fois je heurte. Et si j’ai l’outil en main et si je lance, c’est d’autant que ça soulage.
Les premières pages, je me dis non. Si cela doit vraiment mal finir, que ce soit sans moi, merci. Puis l’arrivée du bel ouvrier portugais – Jorge, ou Georges comme dit le patron parce qu’ici on ne parle pas l’étranger – réchauffe un peu l’atmosphère. Le nouveau venu vend sa force, mais est clairement bien plus instruit qu’il n’y paraît. Intelligence qui va de pair avec celle du cœur. Je me dis que ça va aller, que dans la tête de Paul ce n’est que de l’esbrouffe, et pourtant je reste sur mes gardes. Malaise.
Une chose qui l’intrigue Georges, chaque fois qu’on mange, c’est comment j’ai trouvé Vulve. C’est que c’est des histoires intimes entre l’époux et la femme, comment ça se fait qu’on se marie après s’être fréquentés et vus. C’est pas du souvent que je raconte, c’est du jamais, mais seuls là loin de la ferme sous le soleil du midi entre garçons à manger contre la barrière le pique-nique, c’est des fois pas dangereux de conter à l’étranger comment on s’est laissé prendre, puisque Vulve elle est pas là pour entendre, et Georges dit que ça fait que du bien, déballer et confier, au lieu de garder caché tout le poison dans soi-même.
Le travail sur la langue est formidable – paysans et tournures qui sentent le cru, l’ombre de Ramuz ? – à peine qu’on se pose la question que oui on est bien dans la grosse caboche de Paul, auncun doute sur le sujet. Voire même qu’on voit bien plus que par ses yeux, car avec notre jugeote on comprend vite ce qui se trame et qui lui paraît innocent, ou l’inverse. Un drôle de trio se créé, entre la femme et les hommes, entre les hommes eux-même. L’histoire est bien là, dense et intense jusqu’à la fin, même si la façon dont elle nous est racontée compte bien plus que le propos, qui n’est que prétexte.
Ça, ça m’allume la méfiance : j’ai dans l’idée que Georges il croit savoir mieux que moi, avec Vulve ce qu’on doit faire, et il croit mieux la connaître, alors que moi j’ai derrière les années de mariage. Je dis que je sais ce qui va pas et que si elle met la volonté à faire son devoir sans relâcher, on est plus heureux comme ménage. Parce que le problème avec Vulve, c’est le travail, et si elle fait il y a plus d’obstacle qu’elle ait la satisfaction de son homme, et c’est pas plus dur que ça. Voilà ce que je dis à Georges pour lui montrer que je sais aussi m’arranger des rapports et du mental et que je suis prêt à pardonner si elle fait bien de son côté.
Peut-être bien que pour planter le décor et camper le personnage il fallait une certaine dose de machisme, un poil de caricature, deux-trois cuillères à soupe de brutalité et de bêtise. Peut-être bien aussi qu’on peut prendre ce texte au 14ème degré, vriller dans la moquerie ou au contraire sombrer dans la pitié, trouver au bien piètre héros des excuses ou des chagrins à faire pleurer. Rapport aux bêtes fait partie de ces livres rares qui engendreront autant de lectures qu’il y a de lecteurs. Chacun absorbera toute cette dureté avec la distance qui est la sienne, grâce à son histoire et à son regard sur la vie. La mienne, de lecture, a été viscéralement marquée par la violence faite à la femme. Ce n’est pas une raison, ni une explication, mais ma conclusion.
Éditions Folio – ISBN 9782070320554