Ils sont tous morts – Antoine Jaquier

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J’ai toujours eu le goût des histoires rock’n’roll, comprenant si possible alcool et débauche, une touche de drogues. Par envie que ça bouge, par voyeurisme sans doute un poil aussi, et par volonté de découvrir des mondes qui ne sont pas forcément les miens. Antoine Jaquier a choisi un titre explicite. Mais attention, j’en ai tellement lu de ces histoires de junkies, sous les cieux anglais, américains voire hindoues, que je suis devenue difficile. Et j’ai malgré moi en tête les clichés de la jeunesse dorée helvétique. Pas facile de donner la larme à l’œil à une vieille routarde de la littérature des bas-fonds. Et pourtant, ça fonctionne.

L’histoire commence tout schuss. Présentation des personnages. De leur misère et de leur ennui. En un paragraphe, tout est là. Mais il en faut plus pour convaincre.

— Selon vous, qui de Dieu ou du diable est le plus puissant ? demande Manu en passant le tuyau.
L’ambiance autour du narguilé est si intime, si oppressante, que l’on pourrait croire qu’en dépit du bon sens, la réponse de Stéphane va révolutionner deux mille ans d’inepties.
Qui de Dieu ou du diable est le plus puissant ?
Steph a le regard fixe, la pipe à eau glougloute, ses joues se creusent, laissent imaginer le flot de fumée qu’il ingurgite. Manu attend impatiemment d’en voir ressortir une partie, il sait que la réponse suivra. Une lueur dans le regard de Stéphane nous laisse croire qu’il a trouvé, il a réponse à tout, comme la plupart des grands fumeurs de haschich d’ailleurs.

Alors je vous vois venir. Qu’en a-t-on à faire de ces histoires de petits cons fumeurs de joints ? On a passé l’âge des questions à deux balles, des réponses bien à côté de la plaque, des rires gras et du manque total de suite dans les idées. Sans parler des plans foireux d’argent facile, de rêves de voyages lointains et d’amours non partagés.

Bah oui. Mais non. Ce chemin initiatique – je pourrais limite dire dégringolade, le titre annonce la couleur – d’une bande de copains, a quelque chose d’hypnotique, très vite. Tout s’emballe. On voir venir le malheur mais on n’a pas envie d’y croire, parce que oui, on s’attache. Ils sont universels ces petits jeunes que nous autres, les adultes, avons envie de prendre par la main, même quand ils montrent les dents.

Je suis seul au bistrot, pas de quoi boire un coup et dehors c’est la nuit. Personne m’attend nulle part, j’ai même volé ma mère. Je ne sais pas où aller.
Cette satanée campagne, peut-être bien qu’à la ville, ça serait différent. J’ai 17 ans demain, même que c’est dans quatre heures. Tout l’univers s’en fout. Je ne suis pas un hippie, je ne suis pas un vrai punk, je ne suis pas dans le rang.
Je suis un moins que rien et je vous tuerai tous.

Etions-nous nous aussi blasés à 18 ans ? C’est drôle de retrouver dans un livre suisse les accents déjà entendus, peut-être, dans le célèbre Retour à Brooklyn de Selby Jr. ou dans le méconnu mais indispensable Flash de Duchaussois. La drogue est partout et connaît bien son affaire pour enrôler les jeunesses perdues.

Ce con parle d’amour et de fraternité et son unique réel souci est de savoir qui prend en charge le prix de la méthadone si l’assurance maladie et les services sociaux se défilent une fois de plus.
Peace and love dans ta face, on monte un peu le ton et je mets mon blouson pour aller chez Robert.
Certaines discussions ne sont pas faites pour aboutir, elles remplissent juste un vide.

L’histoire ne va pas s’arrêter là, bien sûr. Nous allons entendre parler des classiques : braquage, violence, prostitution, drogues dures, trafic, mauvais trips, addiction. Classiques, mais ce n’est pas un défaut, parce que le style est maîtrisé, ça sonne juste. Le narrateur est un drôle de petit gars, tendre mélange d’ironie, de sensibilité et d’intelligence. Le lecteur se retrouve pris dans la spirale et a envie d’en savoir plus, toujours plus, et plus vite. Le rythme est sans appel. Le style, à l’avenant.

Si Chloé n’avait pas ses régulières envies de câlins, je pourrais profiter pleinement du moment. Je n’arrive plus à lui accorder l’attention qu’elle mérite, ne trouve plus la réserve de tendresse inhérente au partage et j’en arrive à craindre l’instant où elle voudra se lover. Tout serait tellement plus simple si j’étais seul avec mon paquet de dope. Plus besoin de me justifier ou de cacher mes doses. Je passerais le reste de ma vie à piquer du nez sur cette terrasse.

Pas de temps morts, et ce jusqu’à la claque finale. Une de celles qu’un lecteur n’oublie pas. Nous étions prévenus, pourtant.