Entretien avec Odile Cornuz

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Amandine G. – Pourquoi veux-tu que ça rime ? possède une tournure assez étonnante puisque le texte est principalement composé de questions, grâce auxquelles on découvre petit à petit la narratrice et ce qu’elle attend de l’homme à qui elle s’adresse. Terminus avait déjà une forme particulière puisqu’il s’agissait de courts monologues destinés à l’origine à la radio. C’est important pour toi le travail stylistique ?

Odile Cornuz – Je ne peux concevoir un texte sans enjeu stylistique. Au final, il s’avère plus ou moins visible, ouvrant sur une langue particulière ou non… mais cet enjeu représente pour moi un point de départ essentiel pour l’écriture, pour le désir d’écrire. Cela implique que mes textes prennent des formes assez différentes d’un livre à l’autre. Pour moi écrire est une recherche, un plaisir, un pari esthétique.

Je voulais que les monologues de Terminus cristallisent, en quelques paragraphes, un moment critique d’une existence. Certains de ces textes portent également la trace d’une transformation, sur le modèle des Métamorphoses d’Ovide. Un personnage doit surgir, prendre la parole puis s’effacer… tout en occupant toujours en partie l’esprit du lecteur, l’accompagnant. Ce sont des nouvelles que l’on peut lire, pour la plupart, durant quelques arrêts de métro (on m’en faisait la remarque récemment) – mais qui demeurent avec les lecteurs dans une sorte d’éventail d’humanité partagée. Parmi les personnages, on trouve des enfants, des vieillards, des hommes et des femmes. À chaque fois le ton change, la voix, le débit de la parole. C’était un premier pari, mais aussi une grande envie de faire vivre une palette de personnages dans leur diversité.

Dans Pourquoi veux-tu que ça rime ?, le mode interrogatif se trouve au cœur du pari esthétique. En fait, quelqu’un m’avait affirmé, il y a plusieurs années, qu’à son avis un livre devait apporter des réponses plutôt que de poser des questions. J’étais alors – et suis toujours – profondément opposée à son jugement. J’ai ruminé notre discussion, sans forcément vouloir en tirer un parti littéraire – mais je pense que ça a constitué un des points de départ du livre. Toutefois la véritable étincelle provient d’une émotion théâtrale. J’ai assisté à la mise en scène par Omar Porras de L’Eveil du printemps de Wedekind en janvier 2013. Le spectacle était poignant, superbe. Deux répliques m’ont tout particulièrement touchée. Ce sont celles qui concluent mon livre : « A quoi cela rime-t-il ? Pourquoi veux-tu que ça rime ? ». La seconde réplique m’a fourni le titre… ainsi que le levier de l’écriture. J’avais envie de prendre la question comme mode exploratoire, notamment des relations entre homme et femme, mais également de notre rapport au monde, entre trivialité et philosophie… Chacun essaie de faire sens de sa vie, avec tous les éléments composites qu’elle suppose, internes et externes. C’est cette question du sens de la vie, des mots (la rime, ou non), que j’ai eu envie de déployer en développant cette série d’interrogations ponctuée de récits de rencontres manquées.

Pour mentionner un autre travail stylistique, mon deuxième livre, Biseaux (D’Autre part, 2009) s’attelait pour sa part, dans une forme de récit fragmentaire, à montrer comment les discours qui nous sont extérieurs (publicité, tags, médias, notices d’emballages, etc.) parasitent notre quotidien et s’immiscent dans notre façon de percevoir et de dire notre intimité. Mais c’est une autre histoire…

A. – Tu écris aussi pour le théâtre, est-ce une autre manière d’aborder une histoire ? Peux-tu nous en dire plus sur ton parcours ?

O. C. – Je conçois un texte différemment si je sais qu’il doit être porté, défendu, par des comédiens. L’incarnation, par la voix seule (pour la radio) ou par le corps entier (pour le théâtre), me fascine. Le métier de comédien exige une telle générosité, une forme de don de soi, qu’un auteur se doit de le prendre en compte lorsqu’il écrit. Cette exigence et cette générosité doivent aussi se trouver dans l’écriture. Ensuite, pour « l’histoire » en elle-même, je pense que le plateau de théâtre, tout autant que la rue, peuvent accueillir des façons de dire et des contenus très divers, réalistes ou conceptuels, dialogués ou non. On peut considérer l’auteur livrant une pièce « clé en main », parfaitement rodée dans sa dramaturgie, mais aussi comme un fournisseur de matériau – le texte – qui est ensuite façonné par une équipe de création. Les rôles ne sont plus aussi strictement définis, l’espace est ouvert.

Quant à mon parcours d’écriture, il s’est forgé au contact du plateau de théâtre et du studio de radio, autant que dans une nécessaire solitude peuplée par les livres. J’ai bénéficié de plusieurs résidences (La Comédie de Genève, 2002 ; Le Royal Court Theatre, Londres, 2004 ; « Textes-en-scènes » avec Enzo Cormann, 2007) qui m’ont chacune permis d’approfondir ma connaissance du théâtre, des personnes qui font vivre cet art, des passions et des difficultés en jeu. J’ai eu également le privilège de collaborer avec plusieurs metteurs en scène et un metteur en ondes qui ont monté mes pièces, notamment Anne Bisang, Anne-Cécile Moser, Robert Sandoz et Jean-Michel Meyer. Ces personnes sont des lecteurs aussi précis que les traducteurs : ils doivent tout comprendre, tout se représenter pour pouvoir s’approprier un texte. Ces retours, discussions – conflits même – peuvent être très précieux pour un auteur, du moins ils l’ont été pour moi.

J’ai aussi un parcours d’écriture plus académique puisque je suis sur le point de soutenir ma thèse en littérature française, intitulée D’une pratique médiatique à un geste littéraire : le livre d’entretien au 20e siècle. Finalement ce sont des façons multiples d’aborder la langue, de tenter de comprendre son fonctionnement et ses effets par des biais différents, pour transmettre une certaine vision du monde, plus ou moins concrète. Le contenu n’est pas second, mais il ne tient pas si la langue n’est pas à la hauteur. J’essaie de travailler une langue qui soit à la hauteur, pour le plaisir du lecteur et le mien.

A. – Dans Pourquoi veux-tu que ça rime ? la narratrice est une femme, mais dans Terminus tu te mets sans difficultés dans la peau de personnages aussi différents qu’un homme d’âge indéterminé en mal de sentiments, une maniaque de l’ordre ou un enfant tyrannique un peu hargneux. Comment fais-tu pour te mettre à la place de personnes aussi différentes ?

O. C. – Écrire permet de vivre d’autres vies que la sienne. C’est un supplément non négligeable. On m’a posé cette question à plusieurs reprises, d’autant plus que lors de la première publication de Terminus, je n’avais que vingt-cinq ans. Je réponds simplement que les gens m’intéressent. Je suis curieuse : si une personne croisée dans la rue m’intrigue, ou un fait divers, une illustration, ça déclenche un processus d’imagination doublé d’empathie. Ça me donne peut-être l’illusion de mieux comprendre l’humanité…

Dans Terminus, on trouve aussi cette attention particulière à la voix des personnages – tous les textes de la première édition sont dotés d’une indication spécifique, avant le texte, pour déterminer leur voix. C’est un premier contact avec le personnage, qui peut créer des attentes, planter un décor minimal.

A. – Tu sembles t’investir aussi bien dans la vie littéraire, par exemple avec la mise en musique de tes lectures, que dans la promotion de tes livres – nous t’avons vue au Livre sur les quais en dédicace. Comment abordes-tu cette partie du travail d’écrivain qui est finalement plutôt un métier solitaire à la base ?

O. C. – Le Livre sur les quais fournit une bonne occasion de se rencontrer entre écrivains et de parler avec ses lecteurs, avérés ou futurs ! Mais j’apprécie quand le contact peut se faire plus concrètement avec le texte : du coup je lis très volontiers mes textes en public, seule ou dans d’autres configurations. Par exemple, depuis quatre ans, nous proposons une forme de lecture particulière avec Antoinette Rychner, que nous avons appelée Jukebox littéraire : cinq auteurs sur scène avec leurs œuvres complètes, un animateur (notre complice Robert Sandoz) et la possibilité pour le public de proposer des mots pour déclencher de courtes lectures de la part des auteurs… le tout avec des intermèdes musicaux. On se situe là dans une forme festive de rencontre avec les textes et les auteurs vivants, très appréciée du public. Pour les auteurs cela implique une certaine mise en danger (on ne sait pas ce qu’on va lire) et ce suspense rénove en quelque sorte la relation qui s’établit entre public et auteurs. Dans un autre registre, je découvre en duo avec le pianiste Maurizio Peretti la lecture en musique. En 2013, nous avons proposé Biseaux reloaded, basé sur des extraits de Biseaux et une création sonore, composée d’électronique, de samples et de piano. Maurizio Peretti m’a également accompagnée au clavier pour des lectures d’extraits de Terminus et de Pourquoi veux-tu que ça rime ? dans des librairies et au Salon du livre de Genève, au printemps. Et nous préparons une nouvelle création texte-piano très jazz pour 2015… Ces relations créatives s’avèrent stimulantes : elles permettent d’explorer d’autres territoires.

A. – Te sens-tu appartenir à une nouvelle génération d’auteurs suisses qui auraient peut-être un message à donner différent de celui de leurs aînés ?

O. C. – Je peine à réfléchir en termes de génération, de suissitude et de message. Toutefois, j’apprécie la proximité et les échanges avec certains auteurs d’ici qui ont le même âge que moi, comme Bastien Fournier, Isabelle Flückiger, Antoinette Rychner ou Isabelle Sbrissa, par exemple.

A. – Plus globalement, ou plus personnellement, comment en es-tu arrivée à écrire ? Es-tu une lectrice chevronnée ? Aurais-tu des auteurs à nous faire découvrir ?

O. C. – L’écriture a été essentielle pour moi dès l’adolescence, certainement comme une soupape pour mettre en forme le monde autour de moi, très intensément vécu. Le mouvement entre lecture et écriture représente évidemment une oscillation tout aussi essentielle.

Ces derniers mois, je découvre avec plaisir et parcimonie les livres d’Annie Ernaux ; Les Années, notamment, est construit de manière très impressionnante. Parmi les derniers livres lus se trouve aussi la trilogie de Jean Rouaud (Comment gagner sa vie honnêtementUne façon de chanter, Un peu la guerre), très intéressant sur le « devenir écrivain » de l’auteur, et Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal, très convaincant dans ses personnages adolescents. Du côté anglo-saxon, deux nouvellistes de poids : Raymond Carver et Alice Munro… Je m’arrête là !

A. – Et enfin, y aurait-il une actualité dont tu aimerais nous parler ?

O. C. – Le samedi 27 septembre, le comédien Claude Thébert lit un choix des monologues de Terminus à la librairie Le Parnasse à Genève. Toutes les informations et les autres actualités se trouvent sur mon site : www.odilecornuz.ch.