Entretien avec Dunia Miralles

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Amandine G. – La cité horlogère décrite dans Inertie est clairement La Chaux-de-Fonds, quels rapports entretiens-tu avec cette ville ? D’où viens-tu ?

Dunia Miralles – Je suis née à Neuchâtel, en Suisse, au bord d’un lac que j’adore et où le climat est clément. Je suis arrivée à La Chaux-de-Fonds pour travailler à Bikini Test et j’y suis restée. Malheureusement, hormis la culture, la première chose à laquelle j’ai été confrontée en arrivant ici, non pas parce que je travaillais dans un milieu rock’n’roll, qui était fort sérieux soit dit en passant, mais parce que j’avais un petit ami toxicomane et que je suis montée sur ce bout de montagne industrielle en période de crise, c’est aux drogues dures, au chômage et aux problèmes sociaux. Cette impression, d’une violence terrible puisque, lorsque l’on entre dans le monde de la toxicomanie, la mort et la folie nous collent au train, m’a fortement marquée.

Il m’a fallu plus de 15 ans et l’écriture de Swiss trash pour commencer à voir autre chose à La Chaux-de-Fonds que la misère sociale. Mais c’est difficile. J’en porte les stigmates. Lorsque l’on est passé par là, des cicatrices, douloureuses restent, toujours prêtes à s’ouvrir. On est marqué par elles, estampillé à vie. Il est difficile de les estomper. Durant longtemps, bien après que j’aie quitté le milieu, je pouvais aller n’importe où, Genève ou Paris, il y avait toujours un dealer, au coin d’une rue, pour me demander si je ne voulais pas « quelque chose ». Et, partout où je vais, je ne peux m’empêcher de voir la misère. De repérer les alcooliques, les toxicomanes, les femmes et les enfants battus. De ressentir la douleur des autres. C’est parfois insoutenable. Cet été à Paris, je me suis effondrée en pleurant sur le quai du métro, à cause d’un SDF. J’ai ressenti toute la misère du quartier ou je logeais, Barbès, à travers les yeux du lapin qui l’accompagnait. En réalité, j’ai toujours été comme ça. Y compris quand j’étais enfant alors que je vivais entourée de l’amour et de la paix de ma famille. L’une de mes premières rédactions, écrite à l’école primaire, a pour sujet le cantonnier de la rue de la Côte où je vivais. Je suis née ultra sensible mais mon passage dans le milieu des drogues dures, suivi du choc de ma propre chute, a exacerbé ce côté que je ne peux canaliser qu’en écrivant. Ou en « sexant ». Ou en faisant le clown. Sinon j’ai l’impression de crever. Concernant la Chaux-de-Fonds, j’y été accueillie les bras ouverts et c’est ici que j’ai écrit mes trois livres. Elle est le décor principal de mes deux romans et on l’aperçoit plusieurs fois dans mon recueil de nouvelles Fille facile. J’entretiens avec la Tchaux une histoire passionnelle d’amour et de haine. La Chaux-de-Fonds est une muse adorée que je ne peux m’empêcher de haïr. Je rêve de retourner au bord de mon lac qui me manque tant, tout en craignant de perdre l’inspiration si je quitte cette ville.

A. – Tu nous parles de ceux dont on parle rarement, les immigrés rejetés, les travailleurs pauvres, les chômeurs longue durée. Peut-on entendre Inertie comme une critique sociale de la Suisse, ou cela tient-il juste au hasard du contexte dans lequel tu voulais placer ton héroïne ?

D. M. – J’écris ce que je connais. Ce n’est pas plus difficile que ça. Or, il se trouve qu’en Suisse, partout, pas uniquement à La Chaux-de-Fonds, il y a aussi cette facette-là même si elle est mieux cachée qu’ailleurs. J’y ai vécu en plein dedans et par beaucoup de côtés, j’y suis encore. Le jour où mes livres deviendront des best-sellers internationaux traduits en 48 langues, qu’on m’invitera dans de beaux salons chicos, et qu’on me proposera des vacances sur des yachts privés, j’écrirai peut-être des histoires de riches (rires) ou plus raisonnablement de la bonne classe moyenne. Militer, je m’en fous. En revanche donner à comprendre est important à mes yeux. C’est pour ça que je refuse d’écrire distancé, bien que certains intellos me le reprochent comme si écrire émotionnel était une tache de vin au milieu du visage de la bienséance intellectuelle. C’est un parti pris. Je veux que le lecteur éprouve toute la détresse de mes personnages, afin qu’il puisse comprendre certaines situation à travers sa propre chair. Par ailleurs, écrire émotionnel n’empêche pas une analyse psychologique en amont que je fais longuement avant d’écrire la première ligne. Le texte doit m’habiter pour que je puisse l’écrire. Contrairement à ce que peut laisser croire mon type d’écriture, je n’écris jamais rien à la légère. Tout est parfaitement pensé. Digéré. Orchestré. Les lecteurs qui lisent mes récits plusieurs fois me disent, « c’est incroyable je n’avais pas vu, ça et ça et ça, en première lecture ». Ben non ! On ne voit pas tout immédiatement et c’est très bien. J’adore donner cette impression de premier degré, cette superficialité qui peut être abordée par n’importe quel lecteur harassé par une journée de travail, alors qu’en réalité aucune phrase n’est écrite par hasard, que tout est parfaitement ordonné, qu’il y a plusieurs degrés de lecture des effets de poupées russes. Mais pour les voir il faut oublier qui je suis et d’où je viens. Curieusement, les personnes peu cultivées comprennent ce que j’écris bien mieux que beaucoup de personnes cultivées qui souvent ont des a priori quant à mon style. Je me réfère principalement à Swiss trash où beaucoup de lecteurs n’ont vu que du sexe et de la violence, car écrit très crûment et dans un langage familier, là ou j’avais fait un vrai travail de psychologie des personnages.

A. G. – Béatrice (la narratrice de Inertie) semble avoir un sacré tempérament, mais avoue d’elle-même n’avoir été qu’une chose entre les mains de ses parents puis de son premier amour, même quand tout allait « bien ». Comment expliquer ce décalage ?

D. M. – Ce qui m’a incitée à définir le caractère de ses parents et de son fiancé, ainsi que l’attitude de Béa, ce sont les personnes toxiques qui, sous prétexte d’œuvrer pour notre bien, mettent tout en œuvre pour nous détruire lentement. Nous pouvons avoir un sacré caractère et nous laisser totalement manipuler par autrui dès que les affects entrent en jeu.

A. G. – Dans Inertie, nous sommes d’un bout à l’autre dans la tête de Béatrice. Crois-tu que les hommes seront aussi sensibles que les femmes à ton roman ?

D. M. – J’ai lu des dizaines de romans ou de nouvelles écrits par des hommes, qui se passaient dans la tête d’un homme, – la majorité de la littérature que j’ai lue d’ailleurs – et j’ai adoré. Pourquoi les hommes seraient-ils débiles au point de ne pas supporter d’entrer dans la tête d’une femme ? J’attends mieux de leur part que ces sempiternels clivages à la con.

A. G. – Le phrasé est rapide et lapidaire. Le lecteur a l’impression d’assister à un déferlement de pensées. Est-ce une impression trompeuse ? Combien de temps la rédaction de ce texte t’a-t-il pris ? Y es-tu beaucoup revenu avant de te décider à l’envoyer à un éditeur ?

D. M. – C’est bien cette impression de déferlement de pensées que je voulais créer et ça me ravit quand mes lecteurs s’en aperçoivent. Le premier jet a été écrit en 4 à 5 mois. Il contenait beaucoup de passages « maladifs » dus à l’état dépressif de Béa, notamment des paragraphes entiers ou elle comptait, ou elle disait « je t’aime » aux murs et davantage de passages télé, de commentaires sur les séries, sur les infos ou sur les faits divers qui ont eu lieu au début des années 2000 en Suisse. Ensuite j’en ai coupé les 2 tiers avant de le présenter aux éditeurs suisses et français. Mon texte a été refusé durant des années. Un éditeur voulait que je le coupe encore de 2 tiers et qu’on le réécrive ensemble pour qu’il soit plus « policé », gentil et littéraire dans le sens classique du terme. Jusqu’à ce qu’il soit lu par Bernadette Richard, auteur et lectrice aux Éditions L’Âge d’Homme, qui l’a proposé à Andonia Dimitrijevic qui a été littéralement emballée. Depuis on ne cesse de me dire que c’est un grand texte – carrément – et ça me fait très bizarre. Je m’attends à tout moment à une lapidation en règle, à ce qu’un critique m’écorche vive et me noie dans le crachat. Je ne reçois que des éloges au sujet de mon récit mais après toutes ces années de galères et de refus, je ne suis pas tranquille. Ceci dit j’assume ce que j’écris alors si ça doit arriver je ferai face.

A. – J’ai vu beaucoup d’humour dans ce roman, surtout dans la première partie, mais a priori ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans quel état d’esprit étais-tu quand tu l’as écrit ?

D. M. – Après Swiss trash et sa promo à l’arrache, je me suis sentie extrêmement seule, lâchée par mon éditeur de l’époque. J’ai écrit mon premier roman suite, et sur la lancée, de plusieurs événements graves, notamment un deuil qui a failli me faire crever, ou j’ai dû m’accrocher pour ne devenir ni alcoolique, ni droguée, ni pute, à un moment ou j’avais tout perdu, mon travail de journaliste, mon statut social – que je n’ai plus jamais récupérés – et que je travaillais en usine pour survivre. Quand l’euphorie est retombée, j’étais épuisée par des années à nager à contre-courant, dans la tempête, à tenter de joindre la rive sans y parvenir. J’en ai fait une dépression nerveuse monumentale. À un moment, j’ai cru que j’allais devenir Béa. Je me sentais une nouvelle fois mourir. Cette fois-ci pas à cause de la dope ou de la violence d’un conjoint. D’inertie. Comme j’ai un instinct de survie assez développé, la motivation d’écrire – depuis que je suis enfant je me considère comme un écrivain et rien d’autre – et que je suis une orgueilleuse, une narcissique de première – pas en tout, je suis aussi extrêmement dure et lucide avec moi-même, il faut être dur avec soi pour survivre dans le froid et l’obscurité de l’abîme et se remonter sans corde, ni chaussures, ni gants – j’ai décidé que je ne me laisserai pas détruire par des événements qui s’étaient produits en dehors de ma volonté, que je n’avais pas encore écrit mon dernier mot en matière de littérature. J’ai fait le ménage de mon appartement. J’ai jeté tout ce qui concernait le journalisme ou mon passé d’animatrice radio, et je me suis mise à écrire Inertie. La Béa du début, acide et persiflante avec elle-même, me ressemble. Mais pas uniquement. Elle ressemble aussi à des personnes que je connais ou que j’ai connues, dont une copine qui s’est suicidée. On peut être au bout du rouleau et pratiquer l’autodérision. Ce n’est pas incompatible.

A. – Ça fait quoi de revenir sur le devant de la scène 10 ans après avoir rencontré un énorme succès ? On ressent les choses avec la même intensité, on a envie de gérer sa promotion différemment ?

D. M. – L’impression c’est soit que tout est à refaire, soit qu’on m’attend au contour. Du coup, sachant comment cela s’est terminé la première fois, et on y ajoutant la donnée « contour », c’est plus intense. Mais c’est peut-être ma sempiternelle parano. Pour la promotion je crois que c’est plus facile lorsque l’éditeur se trouve en Suisse plutôt qu’à Paris. Je me sens très soutenue par les Editions de L’Âge d’Homme.

A. – Tu as un ton unique, mais le côté « cash » peut rappeler certaines grandes pattes de la littérature américaine. Existe-il certains auteurs dont tu te sens proche – ou pas – et dont tu aurais envie de nous parler ?

D. M. – Hormis Bukowski, que j’ai lu quand j’étais très jeune, je ne me suis intéressée à la littérature américaine que lorsqu’on m’a dit que j’écrivais comme les américains, c’est-à-dire après la parution de Swiss trash. De plus, je ne trouve pas que j’écris comme quelqu’un d’autre que moi-même.

A. – Nous nous sommes posé la question toute les deux, mais je crois que ta réponse pourra intéresser tes lecteurs et les écrivains en herbe : faut-il beaucoup lire pour bien écrire ? Des conseils à donner à ceux qui veulent se frotter à la plume ?

D. M. – J’ai beaucoup lu jusqu’à l’âge de 25 ans. Presque un livre par jour depuis le moment où j’ai su lire. Ensuite j’ai enchaîné les problèmes graves aux dépressions nerveuses, dans un état constant de survie, or l’état de survie enlève la concentration nécessaire à la lecture, car l’urgence c’est de rester en vie, de ne pas se faire virer de son appartement, de trouver de l’argent, de se débarrasser des personnes toxiques et manipulatrices, de récupérer de la santé et de l’énergie, bref des choses élémentaires. Donc, depuis quelques années, je lis très peu. Ma base de connaissances littéraires est issue des auteurs français du 19ème siècle – Maupassant, Barbey d’Aurevilly, Zola… – de textes du théâtre classiques – Marivaux, Molière, Alfred de Musset, Shakespeare – et de… San-Antonio dont j’ai lu toute la collection lors d’une hépatite qui m’a clouée au lit durant 3 mois à l’âge de 19 ans. Sinon, j’écris en observant ce qui m’entoure, avec mes connaissances en psychologie, et en appliquant la méthode Actors Studio apprise au Cours Florent lors de mes études théâtrales. Je vis mes personnages. Le texte me passe à travers le corps. Avant d’écrire, je décide d’un rythme. De la musicalité que le texte doit avoir suivant ce que j’ai envie d’exprimer. Mais surtout je vis selon mes propres règles morales, que je ne place pas au niveau de mon postérieur, sinon ça m’obligerait à m’asseoir dessus, toujours sur le fil, et souvent des choses extrêmes avec des personnes extrêmes. Mais ce dernier point n’est valable que pour moi et ne le conseille à personne, dans la mesure ou cela a failli me tuer et, que lorsque ça ne tue pas, il faut beaucoup de temps pour comprendre quelles choses extrêmes on peut vivre sans y laisser sa peau.

A. – Y aurait-il quelque chose sur le feu dont tu aimerais nous parler ? 
D. M. – J’en ai déjà assez dit. Il va falloir que tu fasses deux articles publiés en deux fois pour ne pas saouler le lecteur avec mes bavardages.

A. – Question subsidiaire et non indispensable : ta cystite va mieux (rire) ?

D. M. – J’ai rarement des cystites mais je crois systématiquement que j’en ai une parce que je bois énormément – des tisanes et du thé, tu crois quoi là ? Je me bourre la gueule que si je pars en noce et encore ce n’est plus systématique – et que j’ai toujours envie d’uriner. Du coup, quand je viens d’aller aux toilettes et que j’ai de nouveau envie de pisser, je me dis « merde je me suis chopé une cystite » alors qu’en réalité c’est juste une envie assez naturelle quand on vient de s’envoyer un bol de café et un autre de tisane en moins d’une demie heure.