Entretien avec Walter Rosselli

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Amandine Glevarec – Qu’est-ce que le romanche ?

Walter Rosselli C’est la quatrième langue nationale suisse, la quatrième aussi bien historiquement – elle n’a ce statut que depuis la deuxième guerre mondiale, pour contrer Mussolini qui voulait s’approprier ces régions – qu’en nombre de personnes qui la parlent – environ 50’000. Elle est composée de cinq idiomes différents. Chacun a sa tradition écrite qui remonte peut-être au Moyen âge, peut-être plus loin.

A. – À quand remontent les premières traces écrites ?

W. R. – Les traces écrites ne remontent pas aussi loin que les autres langues romanes, il n’y a pas de textes médiévaux. Les textes les plus anciens – des traductions de la Bible bien sûr – remontent au XVIe siècle (Gian Travers, Chanzun da la guerra dalg Chiastè d’Müs, 1527). Le romanche est parlé dans un seul canton de Suisse, qui est aussi le seul canton trilingue, les Grisons. On y parle le suisse allemand majoritairement, puis le romanche et l’italien.

A. – Vous êtes né dans le Tessin, votre langue maternelle est donc l’italien. Comment en êtes-vous arrivé à apprendre le romanche ?

W. R. – Un peu par curiosité parce qu’on entendait parler de cette langue quand nous étions enfants, elle était réputée pour être compliquée car justement il y avait cette histoire des cinq idiomes. J’ai commencé à l’apprendre assez tard, après mes 20 ans et, plus sérieusement, après mes 40 ans en étudiant la littérature.

A. – Vous avez quand même le don des langues parce que vous parlez français, espagnol, anglais, suisse allemand…

W. R. – Je préfère les langues latines mais j’ai effectivement dû apprendre le suisse allemand par la force des choses. Je ne parlerais pas d’un don mais plutôt d’une obligation parce qu’en tant que tessinois parlant une langue minoritaire en suisse, nous sommes obligés d’apprendre les langues des voisins, rien que pour des raisons de formation.

A. – Au niveau de votre identité, vous sentez-vous plus proche de l’Italie ou de la Suisse ?

W. R. – Moi-même, je me sens profondément italien mais je ne dois pas trop le dire à mes compatriotes parce qu’eux se sentent profondément suisses, même si dans le Tessin toute la culture est clairement italienne, la cuisine, la littérature, l’habillement, l’architecture…

A. – Votre famille vient-elle d’Italie ou du Tessin ?

W. R. – À l’origine d’Italie, mais ça fait plusieurs générations que nous sommes dans le Tessin. Nous avons grandi comme des Suisses, mes parents et grands-parents aussi. La culture est indéniablement italienne dans le Tessin, mais les gens ont une certaine fierté à se sentir suisses. C’est aussi l’un des derniers cantons à s’être rattaché à la Confédération.

A. – Avez-vous décidé de devenir traducteur tout de suite ?

W. R. – Non, j’y suis arrivé très tard. J’ai bien obtenu un baccalauréat littéraire – comme on dit en France – mais j’ai ensuite suivi des études scientifiques, tout en gardant le goût des langues et le plaisir de la littérature. Puis j’y suis venu naturellement parce que, dans mon dernier emploi salarié, mon chef me « sous-traitait » pas mal de traductions que le service n’avait pas le temps de faire, et je me suis dit « pourquoi pas ». Ça me permettait de m’épanouir dans un domaine que j’aimais et de reprendre mes études littéraires. Je n’ai pas suivi une école de traducteurs, j’ai une formation en lettres.

A. –Il ne suffit pas de parler la langue pour devenir un bon traducteur… Faut-il aussi aimer écrire soi-même ?

W. R. – Il y a un côté créatif effectivement et aussi la nécessité de connaître le reste de l’œuvre de l’auteur qu’on traduit, ainsi que tout ce qu’il y autour. Il y a toute une intertextualité qui se fait avec les livres précédents, avec ceux d’autres auteurs. Il faut toujours être un peu aux aguets de certaines allusions, même si ce ne sont pas des citations. Par exemple, si à un endroit l’auteur fait référence aux Évangilles, il faut que j’aille voir comment c’est formulé dans le texte original. Il y a tout un travail de recherche autour de l’œuvre qu’on est en train d’élaborer.

A. – Est-ce qu’on reformule ou est-ce qu’on essaye de rester fidèle au texte d’origine ?

W. R. – il y a toutes sortes de tendances. Il faut rester fidèle au contenu. On ne peut pas se permettre d’en rajouter ou de broder autour de quelque chose. Après, il y a deux écoles au niveau du style et de la formulation. Je fais partie de ces traducteurs qui restent vraiment fidèles au texte d’origine parce que je me dis qu’il y a un auteur qui s’en est occupé, c’est son vœu que ce soit comme ça, avec un certain aspect, un certain rythme, une certaine ambiance. J’essaye à tout prix de reproduire ça. Quitte, parfois, à ce qu’on me reproche d’être un peu trop littéral et pas assez littéraire. Je colle au texte de l’auteur, même si parfois je dois trouver des compromis, des raccourcis, d’autres formulations. Il y a des choses acceptables dans une langue et pas dans une autre. Mais, par exemple, dans le cas d’Oscar Peer qui utilise beaucoup de phrases nominales, j’essaye de faire aussi beaucoup de phrases sans verbe. Si je suis obligé d’introduire un verbe dans une phrase où il n’y en avait pas, j’essaye de ne pas en mettre dans la phrase suivante, pour compenser. Ça dérange parfois. Il y a une lectrice ou deux – qui ont relu le texte avant qu’il ne soit publié – qui m’en ont fait la remarque, mais Oscar Peer écrit beaucoup comme ça.

A. – Avez-vous rencontré l’auteur ?

W. R. – J’ai eu le plaisir de le côtoyer durant sa dernière année de vie. Nous avons vraiment travaillé coude à coude. L’avantage est qu’il avait été prof de français et d’italien, et il n’avait du coup pas cette tendance qu’ont certains auteurs romanches à considérer que la traduction enjolive le texte d’origine. Ils croient souvent qu’une autre langue est beaucoup plus recherchée que le romanche, alors ils sont sur la défensive, ils veulent toujours qu’on abaisse le registre. Avec Oscar, ce n’était pas du tout le cas. Je lui soumettais des portions d’une cinquantaine de pages et il me les renvoyait avec ses annotations. Il proposait toujours de bonnes solutions. Quand je n’arrivais pas à obtenir la bonne tournure en français, par exemple, c’est lui qui me la trouvait.

A. – Mais a-t-il réussi lui aussi à rester fidèle à son texte d’origine ?

W. R. – Il a assuré la traduction du texte en allemand, mais, en l’occurrence, il ne l’a effectivement pas traduit, il l’a vraiment réécrit. Si on compare les deux versions, en romanche et en allemand, il n’y a pas toujours la correspondance. Ce qui est sans doute moins le cas dans ma traduction française. Il n’était pas du genre à critiquer ou à intervenir dans mon travail, il m’a vraiment laissé carte blanche. Il m’aidait surtout dans le cas d’une terminologie particulière. Il y a beaucoup de vocabulaire agricole ou montagnard que je ne connaissais pas spécifiquement. C’était vraiment une collaboration très fructueuse et très agréable. Par contre, si je devais refaire cette traduction aujourd’hui, il y a des choses que j’améliorerais. Je suis rarement pleinement satisfait de mon travail.

A. – Est-ce vous qui l’avez proposé à Plaisir de lire ou était-ce une commande ?

W. R. – C’est moi qui l’ai proposé. Ils ont accepté très rapidement au vu de la renommée de l’auteur. En fait, dans ma formation, il y avait un stage pratique, mais – vu mon âge – j’avais déjà une bonne connaissance du monde professionnel et j’ai convenu avec mon professeur de faire ce travail à la place. J’avais déjà l’idée en tête d’arriver à une publication du résultat.

A. – Le livre a-t-il pu être publié du vivant d’Oscar Peer ?

W. R. – Oui, il a pu s’en réjouir. On a pu présenter l’œuvre aux journées de littérature rhéto-romane de l’année dernière, à Domat, dans les Grisons. Malheureusement, son état de santé ne lui a pas permis d’y assister mais il y a eu un colloque en son honneur, avec plusieurs personnes qui avaient travaillé avec lui ou sur ses textes. Il a aussi été averti avant son décès du prix qu’il a reçu pour l’ensemble de son œuvre. Par contre, il n’a pas eu le temps d’apprendre que le prix Terra Nova avait été décerné à La Vieille maison.

A. – Justement, vous allez recevoir le prix Terra Nova dimanche 7 septembre au Livre sur les quais

W. R. – Oui, ça m’a surpris car c’est assez inhabituel qu’un prix soit donné à un traducteur. On commence à reconnaître notre travail, on voit de plus en plus le nom du traducteur apparaître en page de titre. Certains éditeurs publient même carrément le nom sur la couverture. C’est le cas pour mon dernier travail qui a été publié par les éditions D’En bas. On commence à reconnaître l’acte créatif de la traduction, et à considérer que c’est une interprétation comme une autre. Dans un concert de musique classique, par exemple, on n’indique pas juste le nom du compositeur, mais aussi celui du premier violon ou du maître d’orchestre.