Miséricordes – Joël Espi

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Miséricordes. 100 pages. 100 pages que j’ai bien du mal à vous résumer tellement ce court roman m’a remuée, m’a fait m’interroger sur un sujet ô combien complexe. Pourtant, le premier chapitre, si court – 5 lignes – résume déjà le débat. Deux personnages. Un prêtre qui se suicide, un jeune homme qui l’a fréquenté pendant quelques années. En toile de fond, un soupçon de culpabilité. Pédophilie. Le mot est lâché. Un de ces mots qui font que chacun se fait une idée en moins de deux secondes. Le jugement est là, à l’emporte-pièce. Et pourtant, rien n’est si simple en ce bas-monde.

Un soir de février, un dimanche, après avoir donné la messe, le prêtre s’est tiré une balle dans le cœur. Pour mettre fin à ses jours, il a utilisé son pistolet d’aumônier. Cela faisait une décennie que j’avais cessé de le côtoyer, à cause d’une soirée où un indescriptible malaise s’était installé.

Toute la force de ce « roman » tient dans une ambiguïté parfaitement maîtrisée, et ce jusqu’à la toute dernière phrase. Le narrateur parle de « sentiments équivoques » à l’encontre du prêtre. Et c’est bien l’impression que Miséricordes nous laisse. Une écriture simple et directe, et surtout une construction extrêmement bien élaborée, nous font passer d’un sentiment à un autre, comme autant de flash-backs. Sans finalement nous interroger plus que ça sur la culpabilité avérée – ou non – du curé, nous nous demandons tout au long de la lecture ce qu’en pense le jeune homme qui nous en parle. Et il est impossible d’obtenir un avis tranché, car finalement en prenant une distance, en réécrivant cette histoire des années après que tout soit terminé, l’écheveau apparaît bien plus complexe que de prime abord.

Était-ce anormal à ce point de brièvement vaincre la solitude. Les gestes tendres, sans rapport avec la sexualité, étaient-ils soumis à la réglementation. Il n’était pas mauvais, j’en étais persuadé. Pas tout le temps du moins. Mais ce geste n’était pas normal, c’est tout.

Miséricordes nous énumère des faits. Ce qui s’est passé, du point de vue d’un témoin indirect. La justice aussi s’appuie sur des témoignages et sur des choses ayant eu lieu. Et pourtant, sans sortir de son cadre factuel, ce livre peut apparaître comme la dénonciation d’un système, médiatique, judiciaire, humain, qui mène au suicide d’un homme, à une peine de mort sans jugement, à une culpabilité sans victime. Un grand roman, qui ose poser les yeux là où la presse à scandale ne fait que survoler, car il faut aller vite, donner l’impression au lectorat qu’il a assez d’éléments pour poser un jugement moral. « Faire un jus », comme nous disait Pierre Crevoisier. Quitte à utiliser la vie d’un homme comme matériau, quitte à faire des dégâts, quitte à faire des victimes.

Peu après les premières révélations, je suis tombé sur une coupure de presse mettant le prêtre en cause. L’article avait été publié dans le torche-cul qu’il haïssait tant. Je me suis mis en colère, furieux de m’être trompé à son sujet. Il n’y avait pas d’ambiguïté sur son identité, car elle était évoquée par la première lettre de son patronyme. Maintenant, il était connu. Il devenait facile de remonter jusqu’à lui, de le désigner comme un monstre pédophile sans honneur. Le lecteur, aussi éclairé soit-il, croit toujours saisir la personne qui lui est présentée. Une illusion que partagent les journalistes : penser cerner quelqu’un sans jamais lui avoir parlé. Un miracle possible grâce à des témoignages, des recoupements, des documents, et surtout, une objectivité à toute épreuve. Est-il possible de saisir une personne sans l’avoir réellement expérimentée. Mes souvenirs se sont heurtés au refus des témoins de revivre cette période douloureuse. Ma mémoire s’est mêlée à la fiction et à la réalité, celles que j’ai vécues et échafaudées au fil des ans.

Entre le récit de vie et le roman, il y a l’autofiction. À la mode, bien sûr, puisque grâce aux réseaux sociaux, le seul quart d’heure de célébrité promis par Warhol devient carrément obsolète. Mais quand ce genre littéraire se met au service d’un questionnement plus global, plus profond, alors oui, l’expérience des uns peut mener à la compréhension des autres.