Entretien avec Pierre Crevoisier

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Amandine Glévarec – Tu es actuellement journaliste ?

Pierre Crevoisier – Oui, maintenant j’accepte de me dire journaliste, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il y a eu plusieurs périodes dans ma vie. J’ai une formation de psychopédagogue, j’ai travaillé avec des enfants psychotiques, puis j’ai commencé comme journaliste, comme indépendant d’abord, puis en radio. C’était à Berne, à la Radio Suisse Internationale, pendant plusieurs années. Longtemps, le journalisme était une passion. Toucher à la télévision a été une erreur. Je m’y suis épuisé. Là-bas, on nous demandait de « faire des jus ». Un « jus » pour traiter du Rwanda, de la Tchétchénie ou de la guerre en Bosnie. Je n’ai jamais supporté ce cynisme. Dans un univers tel que celui-là, soit on s’adapte, on devient aussi cynique, soit on meurt, soit on s’en va. J’ai préféré m’en aller. J’ai fait d’autres choses et je suis revenu au journalisme ces dernières années. Je me sens beaucoup plus apaisé.

A. La littérature était déjà une échappatoire à ce moment-là ?

P. L’écriture m’accompagne depuis très longtemps. Pas nécessairement avec l’envie de publier. Au départ, c’était plutôt pour prendre note, être témoin de mon parcours de vie, observer, poser des jalons. J’ai beaucoup « perdu » par contre, littéralement. Les choses ont disparu. J’écris sur ordinateur depuis longtemps. Quand j’ai quitté la télévision, je suis parti en mer. Juste avant de partir, dans les années 90, j’avais commencé un roman de science-fiction. J’en avais une centaine de pages. Un matin, impossible d’allumer ma machine. Je l’emmène en réparation en précisant « surtout, essayez de sauvegarder ce qu’il y a dessus ! ». Le lendemain, ils m’ont annoncé qu’ils avaient tout effacé. Je me suis dit que c’était peut-être un signe. L’écriture, ce n’était pas pour moi. En mer, j’avais pris un petit calepin électronique. J’y ai écrit des chansons, des poèmes, je racontais des histoires. À mon retour – j’avais recommencé l’université – j’ouvre mon sac et je me souviendrai toujours de ce petit calepin électronique qui part en l’air et tombe de trois étages. C’est une suite d’actes manqués. Quand j’ai commencé Elle portait un manteau rouge, j’avais quatre ou cinq sauvegardes en parallèle. (rires)

A. Là, par contre, on est très loin de la science-fiction. Comment expliques-tu ce fossé ?

P. Je ne pense pas que je reprendrai cette histoire. La science-fiction pourquoi pas, même si je ne suis pas un gros lecteur du genre. À part Stanislas Lem. À l’époque, les écrivains polonais utilisaient la littérature comme un outil de contestation politique. Lem était drôle. Ses romans étaient une parodie du système communiste transposé en science fiction. Ensuite, mon écriture a mûri. Cette maturité dans l’écriture, c’est aussi parce qu’avant, je n’osais pas vraiment. À présent, j’ose aller jusqu’au bout.

A. Tu l’as écrit rapidement ? D’où t’es venue l’idée de départ ?

P. Je l’ai écrit en trois mois environ. Il y a plusieurs origines. D’une part, mon parcours de vie. En exergue du livre, je mentionne cette citation – « Je me demande comment les enfants survivent à leur chagrin » (Christian Bobin). Cette question-là, depuis l’époque où je m’occupais d’enfants, handicapés ou meurtris, m’a poursuivi. Enfant, je n’ai jamais vécu ce type de souffrances, de violences, mais je voulais écrire quelque chose qui parlait de l’enfance et de la manière dont on sort de la douleur. Le deuxième élément, c’est une rencontre que j’ai faite, un amour vécu, où je me disais que cette femme réglait des choses qui ne m’appartenaient pas. L’histoire a été assez douloureuse et, lorsque tout a été terminé, au lieu de continuer à me poser des questions éternelles sur le pourquoi des choses, j’ai inventé des réponses.

A. C’est très dur parce qu’on est loin de l’idée actuelle de la résilience.

P. Pour moi, ça peut aussi être une forme de résilience. Finalement, l’enfant survit en se disant : je vais devenir une princesse et tuer mon père. Ça, je l’avais emprunté au récit de vie d’un jeune homme délinquant qui avait trois rêves : se faire renvoyer de la maison de correction, devenir chef de bande et, lui aussi, tuer son père (Tim Guenard, Plus fort que la haine, Presses de la Renaissance, 1999). Cette petite fille qui survit grâce à ses deux rêves arrive presque à devenir une princesse. Et puis tout foire. Elle va tuer son père par procuration. Je ne suis pas sûr que la résilience soit uniquement positive. C’est tout ce qui « construit » quelqu’un. Dans cette histoire, même si cette femme reste dans sa névrose, elle a enfin accompli ce qu’elle souhaitait.

A. Son ami est aussi un enfant victime, d’une autre manière. 

P. Lui, c’est sa fragilité qu’il rencontre. Cette femme est plus forte que lui. C’est drôle parce que, ce matin, Denis Arnoud, un ami (un dévoreur de livres), citait Cesare Pavese : « Tu seras vraiment aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l’autre s’en serve pour manifester sa force ». C’est un mot que je cite aussi en parlant de ce livre. C’est une réflexion sur l’amour et la fragilité.

Bertrand. C’est assez courant en ce moment de lire des récits écrits par les yeux d’un enfant, sur un ton enfantin, tu n’as jamais essayé ?

P. Si, j’ai une histoire un peu comme ça dans un tiroir. Une sorte de Guerre des boutonsmoderne. Je rêve de l’écrire un jour, toujours avec le double regard de l’enfance et de l’adulte qu’il est devenu. J’aime bien aussi cette superposition d’histoires qui se mêlent, se construisent l’une avec l’autre, s’interpellent.

A. Justement, les deux récits qui se mêlent dans Elle portait un manteau rouge ont été écrits de quelle manière ?

P. Pratiquement linéaire. Le synopsis était clair depuis le départ, je savais ce qui allait se passer dans chaque partie, comment les chapitres se juxtaposaient. Il y a eu un seul changement, juste avant que j’attaque l’écriture : à l’origine, le premier chapitre était à la fin. J’ai commencé par la fin et j’ai choisi d’ouvrir le roman avec ça.

B. Certains auteurs ont un synopsis très pointu mais disent qu’ils se laissent toujours surprendre par ce qu’ils écrivent, as-tu le même sentiment ?

P. Exactement. Ce qui m’importe, c’est la cohérence de la construction mais, au moment où j’entre dans l’écriture, je branche ma caméra et je me mets en situation. J’ai besoin d’une mise en condition pour écrire, d’un rituel, de temps. Je me mets en écriture comme en méditation. J’écris de manière automatique, ça va très vite, et je reprends après. Je sens rapidement si ça fonctionne ou pas. Si, au bout de deux paragraphes, une idée s’épuise, j’arrête, j’efface et je recommence le lendemain. Un exemple, dans ce roman, c’est l’histoire de la maison. C’est une idée que j’avais enfant. Je l’avais même dessinée. Sur le synopsis, j’avais : le frère entre dans un petit appartement, simplement meublé, à la japonaise. Je commence comme ça, mais ça ne collait pas et, d’un coup, j’ai repensé à cette maison en me disant que j’allais lui donner une réalité.

B. Tu fais référence à un dessin d’enfant, est-ce que l’image, la photo, sont aussi des supports importants ?

P. Ca peut être ça, prendre des notes, des photos, coller un post-it sur le panneau d’affichage. Je travaille aussi beaucoup sur le moment, et beaucoup avec Internet. Par exemple, pour le lieu de l’accident, je me suis baladé sur Googlemaps et Street view. L’endroit des Cévennes dont je parle existe vraiment.

A. Ce qui m’a étonnée, c’est le style, je m’attendais à quelque chose de plus journalistique, alors que les phrases sont plutôt assez longues. 

P. Parfois, oui. J’aime bien l’alternance. Il y a des passages assez courts, brefs, factuels, et puis, au moment de la tension, de l’émotion, je suis dans le récit qui claudique, avec une avalanche de mots qui surprend. Le travail journalistique, c’est plutôt toute la recherche que j’ai faite en amont, sur la violence familiale. Je n’ai jamais vécu cela et le travail documentaire a été important. D’ailleurs, je suis en plein dans ce type de travail en ce moment… pour la suite.

A. Ah ! Des projets en cours ?

P. Je suis reparti sur un projet que j’avais avant le manteau rouge. Le travail documentaire est plus important encore. C’est une sorte de « faux polar ». Il y a beaucoup d’éléments à récolter sur les procédés de la recherche policière – hier j’étais à l’institut de médecine légale – sur la Bretagne et les paysages bretons, sur la Guerre d’Algérie, etc. La construction sera similaire, avec des histoires qui s’interpénètrent. J’en suis à peu près à la moitié. En parallèle, quand j’en ai marre du noir, je prends quelques jours de congé et j’écris une nouvelle. Des histoires loufoques, qui n’ont absolument rien à voir.

A. Tu touches vraiment à tous les styles !

P. C’est l’envie de me plonger dans quelque chose qui n’est pas réel, une partie de moi qui naît petit à petit parce que j’ai la liberté de l’inventer. C’est ce plaisir-là et cette liberté-là qui m’intéressent.