Dans les rayons des bouquineries, les critères de sélection des livres changent, une belle tranche rouge, un état parfait, une maison d’édition que l’on connaît de réputation, un tout petit prix, et à peine prend-on le temps de lire le résumé que déjà la décision est prise. Borderline, un si joli terme, tellement à la mode. Qui ne l’est pas ? Les bobos se sentent concernés, et ça fait doucement écho avec mon goût inavoué pour les maladies mentales.
Anne-Catherine Menétrey-Savary nous emmène pourtant très vite dans un monde bien moins policé qu’il nous semblait. Ce récit de vie ne fait pas de mystère et commence par l’enterrement de celui qu’elle a côtoyé 25 ans, dont 16 ans de vie commune. L’écriture est belle mais froide, presque chirurgicale. Une vie passée près de quelqu’un qui, petit à petit, perd le sens des réalités, et toute la souffrance et le sentiment d’impuissance de l’auteure, la conjointe, généralement la part congrue de ce type d’histoires :
J’ai voulu être forte, tenir tête, assumer… Je le paie aujourd’hui du poids de l’inachevé, de l’inabouti, au point que presque chaque nuit, depuis trois ans, tu viens habiter mes rêves, engendrant dans ma conscience nocturne un désarroi que mes journées ne parviennent jamais à dissiper complètement. Sommes-nous ensemble ou séparés ? Es-tu présent ou parti ? Peut-être n’ai-je jamais pris la peine de le déterminer clairement de ton vivant. Il est temps que je te dise mes incertitudes, et que je trouve par moi-même, en te parlant, les réponses que tu ne peux plus m’apporter.
Dans une longue lettre à cœur ouvert, adressée à son compagnon disparu, Anne-Catherine déroule le fil de leur histoire. Mettre sur le papier ses souvenirs, ses questions, ses doutes, et ses interrogations face à elle-même, à ce qu’elle aurait pu faire pour enrayer ce long processus. Comment ne pas se sentir responsable de ce qui advient à l’homme que l’on aime ? Quand décider que rester avec lui finira par nous nuire ? Tant de questions que ne se posent que les personnes concernées par le délire d’un de leur proche. L’intérêt de se livre, au-delà du côté voyeuriste qui nous fait entrer dans l’intimité d’un couple, est justement de donner la parole à celles qui habituellement n’ont pas voix au chapitre :
J’ai rejoint également un groupe de proches de patients psychiatriques. J’avais besoin de partager mes doutes et de sortir de la solitude. Avec eux, je me suis engagée avec conviction en faveur d’une amélioration de la communication avec le monde médical et hospitalier. Je crois que ce travail a depuis lors porté ses fruits. À l’époque, les membres des familles avaient le sentiment d’être carrément maltraités lorsqu’ils s’aventuraient dans les couloirs de l’hôpital, perçus par les médecins au mieux comme des gêneurs, au pire comme des coupables.
Ce livre est aussi un hommage à un homme disparu. Le récit d’Anne-Catherine est émaillé de courts textes, souvent des cartes postales, envoyées, ou non, par son ami, peut-être des emprunts à des auteurs non cités. Comment savoir. Une façon de donner sa place à celui qui a tant souffert, mais qui par cette souffrance a atteint une beauté sombre dont, heureusement, la plupart d’entre nous serons épargnés. Ces passages en italique tentent une vaine tentative de comprendre un homme dont les obsessions, les TOC, les décisions, paraissent presque brutalement incompréhensibles, mais qui, malgré la dépression et la violence, conservait une aura solaire telle que Anne-Catherine ne put jamais s’en détacher.
Carte postale
Tout changeait autour de moi. Je ne peux pas dire comment.
Ce qui était vrai demeurait vrai, mais d’une façon différente.
Le monde devenait plus léger, plus fragile.
Ici on ne meut pas, on s’effondre !
Carte postale, St. Tropez :
J’ai marché, j’ai nagé, j’ai marché encore, mes socques sont usées.
Le cheveu court, la peau brûlée par les airs marins et
le regard clair comme la fleur de sel, je pense à toi.
Je suis tout effondré de tendresse pour toi.
Notes
Tous ces sentiments éparpillés sur la planète,
ça sort de partout et ça ne produit rien,
pas le plus petit filet d’eau au Sahara.
Quel épouvantable gaspillage !